Polluants à la dérive :  comment protéger les océans ?

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A l’instar des pétroliers et leurs marées noires, les chimiquiers accidentés libèrent jusqu’à plusieurs tonnes de substances liquides nocives et potentiellement dangereuses. La nappe générée en surface peut dériver sur l’eau, mais également s’évaporer sous forme de nuages gazeux toxiques, inflammables, voire explosifs. Le projet MANIFESTS, achevé cette année, a regroupé un consortium international d’instituts de recherche, parmi lesquels IMT Mines Alès. Dans le cadre de ce projet européen coordonné par le Cedre, les scientifiques ont cherché à mieux comprendre le comportement de ces substances une fois déversées dans les océans, afin de réduire le risque encouru en intervention par les autorités maritimes dans leur lutte contre la pollution.

Le transport maritime représente environ 80 % en valeur des échanges mondiaux de marchandises, et 90 % en volume. La flotte mondiale dénombre plus de 50 000 navires de commerce, dont 40 % sont des navires-citernes dédiés au transport de pétrole (pétroliers) et 2 % au transport de produits chimiques (chimiquiers). Ces navires sont de plus en plus nombreux à naviguer le long des côtes européennes sous la vigilance accrue des autorités maritimes. À juste titre. Les pollutions par hydrocarbures dues à des naufrages de pétroliers, comme l’Erika ou le Prestige, ont largement marqué les esprits. Qui plus est, les chimiquiers et leurs cargaisons à haut potentiel toxique, d’inflammabilité et d’explosion, présentent des risques bien plus élevés en matière de sécurité humaine et d’impact environnemental.

En octobre 2000, le navire Ievoli Sun transportant 6 000 tonnes de produits chimiques, dont une majorité de styrène à potentiel explosif et toxique, a sombré au large de Cherbourg, libérant un nuage de gaz très odorant en direction de la ville. Si une coopération internationale, notamment entre les autorités françaises et anglaises, s’est rapidement et efficacement mise en place pour circonscrire le danger, cet accident a montré les limites des connaissances en matière de comportement des produits chimiques déversés en mer. Des limites qui rendent souvent difficiles l’évaluation du risque et le choix des méthodes d’intervention.

C’est à partir de ce constat qu’a été lancé, en janvier 2020, le projet européen MANIFESTS (MANaging risks and Impacts From Evaporating and gaseous Substances To population Safety). Pendant deux ans, neuf instituts de recherche et administrations de six pays (France, Belgique, Royaume-Uni, Norvège, Espagne, Portugal), dont IMT Mines Alès, ont allié leur expertise. L’objectif : développer un système opérationnel d’aide à la décision pour les déversements de substances nocives et potentiellement dangereuses (Hazardous and Noxious Substances, HNS) en milieu marin. Un tel système permettrait à terme d’améliorer les capacités d’intervention lors de fuites chimiques avec rejets aériens d’un navire-citerne, et de décider rapidement du confinement ou de l’évacuation de l’équipage et des populations environnantes.

Pour servir cet objectif, le projet prévoyait plusieurs missions : compréhension des mécanismes de dispersion des produits chimiques – dans l’eau et dans l’air, modélisation de ces mouvements, évaluation des risques et élaboration de protocoles de réponses adaptées, intégration dans des outils d’aide à la décision, et enfin diffusion et valorisation de ces résultats. Les équipes du consortium se sont partagées la responsabilité de ces missions ; IMT Mines Alès était principalement en charge des parties dédiées à l’expérimentation pour l’étude des conséquences d’incendies ou d’explosions et la réalisation d’un jeu sérieux à destination des services d’intervention.

Une modélisation au fil de l’eau… et du vent !

Afin de mieux comprendre la dérive de polluants type nappe de pétrole en mer, ou nuage de gaz dans l’atmosphère, les équipes du Cedre et d’IMT Mines Alès ont procédé à différents essais de dispersion. D’abord à petite échelle, dans l’eau en laboratoire, puis en soufflerie, avant de passer à une simulation grandeur nature. Sous l’œil de la Marine Nationale, les scientifiques ont suivi la trajectoire d’une nappe d’huile végétale au large des côtes bretonnes. Les équipes alésiennes ont aussi réalisé des essais de feu et d’explosion pour comprendre les comportements de produits enflammés depuis un navire, en fonction de la quantité de produits à bord.

En parallèle, les équipes belges du consortium ont coordonné la mise en équation de ces expérimentations. Leur but : anticiper le déplacement des polluants en mer et dans l’air, visualiser les flux thermiques d’une explosion ou d’un incendie, quadriller les futures zones touchées et évaluer les dégâts sur l’environnement. « Ces modèles numériques sont très complexes à élaborer car ils font intervenir des disciplines variées : l’hydrodynamique marine (ndlr : l’étude de la houle, des courants…), la physico-chimie, la météorologie, la dispersion atmosphérique ou encore l’explosion-combustion. De nombreuses incertitudes se cumulent dans les calculs », convient Laurent Aprin, chercheur à IMT Mines Alès.

Les modèles développés ont été éprouvés avec de nouvelles simulations en mer, mais également – une fois n’est pas coutume – mis en comparaison avec des modèles développés par d’autres Instituts de recherche. Une mise en situation commune a été faite afin d’opposer les prévisions pour un même scénario. Cette expérience comparative a notamment attiré l’attention des scientifiques sur le phénomène météorologique des vents tournants. Selon l’heure de la journée, le vent change de direction, modifiant potentiellement la trajectoire anticipée par le modèle. Cette mise en situation a permis d’enrichir les scénarios possibles de nouveaux paramètres, et des statistiques liées aux incertitudes météorologiques ont été ajoutées pour améliorer la prédictibilité des comportements.

Des cartes de danger comme outil d’intervention

Après les calculs vient l’évaluation des risques et des moyens de protection à mettre en œuvre pour sécuriser les personnes environnantes et intervenantes. Grâce aux modélisations, des cartes de danger ont été établies indiquant les zones à risques définies par des seuils règlementaires. Par exemple : la distance à tenir par rapport au rayonnement thermique d’un incendie pour intervenir en sécurité.

Les modèles sont basés sur des niveaux de dangers maximaux  car comme le justifie Laurent Aprin, « une explosion en mer est beaucoup moins catastrophique qu’une explosion dans une zone confinée, comme celle qui a eu lieu dans le port de Beyrouth en 2020. Mais en opération, il n’y a pas de marge de manœuvre : soit les équipes interviennent, soit elles n’interviennent pas. Même si dans certains cas il y a plus de 200 % d’écart avec la réalité, notre volonté a été de dresser ces cartes sur le pire des scénarios, pour que la sécurité soit garantie en-dehors des zones de risque indiquées. »

L’interprétation des valeurs limites a par ailleurs été une réflexion centrale dans l’élaboration des cartes de danger. « Souvent, les difficultés d’intervention découlent d’une incompréhension entre les experts qui ont une connaissance fondamentale, et les intervenants sur le terrain, car les équipes n’ont pas la même approche, ni le même vocabulaire », commente le chercheur. « Par exemple, les garde-côtes ont des difficultés pour interpréter les valeurs des seuils critiques, et donc les conséquences. »

Trouver un langage commun entre les différentes parties prenantes

Ainsi, pour que les destinataires de ces outils puissent se les approprier facilement, les valeurs numériques limites ont été associées à des dommages observables : le seuil du blast (explosion des vitres), des brulures au 1er degré, de l’explosion des tympans… Un travail de retranscription mais aussi de simplification des messages. « En tant que scientifiques, nous avons tendance à restituer toutes les connaissances que nous avons sur un sujet. Or les équipes d’intervention n’ont pas forcément besoin d’avoir beaucoup d’informations pour prendre une décision, mais il leur faut les bonnes informations », constate Laurent Aprin. Les cartes ont donc été complétées par un code couleur universel, allant du vert au rouge pour signaler le niveau de danger.

Ces cartes ont finalement été associées à différents scénarios d’accident et soumises aux personnes opérant sur le terrain qui, elles, connaissent les moyens de protection adaptés à chaque situation. Des méthodologies d’intervention ont été recensées sur la base de leurs retours d’expérience. L’objectif de cette démarche était de voir comment se préparer à toutes les situations, et d’identifier celles pour lesquelles il n’y avait peut-être pas encore de moyens de lutte en place.

Enfin, le projet MANIFESTS prévoyait l’élaboration d’un outil de formation à l’adresse des services d’intervention. Les équipes d’IMT Mines Alès ont donc développé un jeu sérieux dont le but est d’identifier des « pollu-criminels ». Dans la peau d’un inspecteur, les joueurs et joueuses doivent identifier un polluant en fonction de ses caractéristiques physico-chimiques, de son comportement dans l’eau ou dans l’air, et de sa toxicité. Le jeu démontre que l’identification et les risques associés à un produit dépendent de nombreux paramètres qui vont également déterminer les méthodes d’intervention adaptées. Une démonstration réussie en a été faite lors de la réunion de clôture du projet à Bruxelles en mars 2023, et une mise en ligne est prévue afin de valoriser cette preuve de concept.

Encore de nombreuses pistes à explorer

Encouragé par le succès de ce projet MANIFESTS, le Cedre a souhaité reconduire le consortium. Un autre projet européen (MANIFESTS Genius) a été déposé au mois de mai 2023 afin de continuer à travailler sur la compréhension des déversements de HNS en milieu maritime, mais aussi se focaliser sur les accidents dans les ports et sur les pipelines. Une orientation qui fait suite au sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, en mer Baltique, en septembre dernier. « Il est très complexe d’intervenir lorsqu’il y a une fuite de gaz dans la mer », alerte Laurent Aprin. « Non seulement il y a la formation d’un nuage de gaz inflammable et explosif dont il faut évaluer les conséquences – ça, c’est la partie que nous commençons à maitriser – mais en plus, le gaz dans l’eau en change globalement la physique. Un navire sauveteur peut couler car il n’a plus assez de portance pour flotter ! »Ces situations sont d’autant plus critiques que les fuites sont généralement très importantes, avec des périmètres de sécurité qui peuvent s’étendre à des centaines de mètres, interdisant toute approche et donc toute intervention, par voie maritime ou aérienne. Autour de Nord Stream, la zone de sécurité était de 9 km.

L’objectif sera là encore de fournir des mémorandums à utiliser au moment d’un accident, pour la gestion de crises, et des fiches d’intervention. La modélisation ne sera pas au cœur des recherches pour ce futur projet, même si une association avec une équipe de l’ONERA est envisagée pour utiliser une caméra hyperspectrale. « Nos cartes montrent des cercles de sécurité en cas de fuite. Mais en situation réelle, avec les vents et les courants, les fluides polluants se déplacent et le cercle prend plutôt la forme d’une plume », rétablit le chercheur. Cette caméra aiderait à visualiser les concentrations (toxiques ou explosives), et à déterminer par où commencer l’intervention sur un accident pour garantir une sécurité maximale. L’utilisation d‘outils d’intelligence artificielle pour la prévision des comportements de HNS en mer n’est pas non plus exclue. « Nous avons essayé une fois d’utiliser un réseau de neurones pour des calculs de simulation numérique de dispersion et les réponses sont extrêmement rapides, il y a un vrai potentiel », reconnaît Laurent Aprin. Cette possibilité ouvre là aussi la voie à de nouvelles collaborations.

Par Ingrid Colleau.


UNE COLLABORATION ENTRE PAYS CÔTIERS

Le consortium du projet MANIFESTS a regroupé 9 instituts de recherche et administrations de 6 pays (France, Belgique, Royaume-Uni, Norvège, Espagne, Portugal) : Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre, France) qui a coordonné le projet, ARMINES / IMT Mines Alès (France), Royal Belgium Institute of Natural Sciences (RBINS, Belgique), Instituto Tecnológico para el Control del Medio Marino de Galicia (INTECMAR, Espagne), Centro Tecnológico del Mar (CETMAR, Espagne), Instituto Superior Técnico (IST, Portugal), Department of Health (UK), Meteorologisk institutt (Norvège) et Service public fédéral Santé publique, sécurité de la chaine alimentaire et environnement (Belgique).

Le projet a également bénéficié de la collaboration d’un comité consultatif comprenant les autorités maritimes nationales des 6 pays impliqués, ainsi que le Centre d’Expertise Pratiques de lutte antipollution (CEPPOL) et la douane française.

L’équipe d’IMT Mines Alès comprenait Laurent Aprin, Aurélia Bony-Dandrieux, Philippe Bouillet, Frédéric Heymes, Christian Lopez et Jérôme Tixier.


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