Les espaces de travail peuvent-ils devenir agiles ?

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Innover, s’adapter toujours plus vite aux changements qui surviennent dans l’environnement. Rompre, désormais, avec le bureau traditionnel. Face à la révolution digitale, les méthodes de travail changent, l’organisation de l’espace aussi. Des chercheurs d’Institut Mines-Télécom Business School et d’IMT Atlantique se sont penchés sur les paradoxes et les tensions qui émergent lorsque les espaces de travail sont conçus pour incarner, promouvoir et favoriser l’agilité.

 

Depuis quelques années, la quête d’agilité pousse les entreprises à repenser en profondeur leur organisation, leurs méthodes et leurs processus. Elles appellent leurs collaborateurs à développer de nouvelles pratiques de travail. Ces changements s’accompagnent souvent d’une reconfiguration des lieux : bureau flexible, espaces de travail digitalisés, modulables et ouverts, organisés par activité… On peut pourtant voir une forme d’ambivalence derrière cette démarche.

« Espaces, lieux et bureaux sont habituellement synonymes de repères, de durabilité, d’un bout de territoire que l’on s’approprie comme base de son activité. L’agilité, au contraire, valorise la reconfiguration continuelle, l’organisation transitoire, le mouvement permanent des corps et des têtes » explique Marie Bia Figueiredo, chercheuse en management à Institut Mines-Télécom Business School. Alors comment se passe la vie au travail lorsque les locaux sont conçus pour incarner et favoriser l’agilité organisationnelle ? Comment les personnes au travail font-elles l’expérience de cette apparente contradiction et investissent-elles ces nouveaux espaces de travail ? Autant de problématiques sur lesquelles ont travaillé Marie Bia Figueiredo et ses collègues chercheurs d’Institut Mines-Télécom Business School et d’IMT Atlantique.

« Ces questionnements nous sont venus en 2016, lors d’une journée d’observation dans les nouveaux locaux d’une grande banque française que nous avons appelés ‘les Oasis’ » raconte Madeleine Besson, également chercheuse en management à Institut Mines-Télécom Business School. « Nous avons été frappés par l’omniprésence des références à l’agilité dans les discours de présentation des bâtiments, dans la conception des espaces, dans la signalétique, et même dans les éléments de décoration. D’un côté, les entreprises se sont toujours appuyées sur les espaces pour porter et incarner les changements qu’elles souhaitaient insuffler, pour normaliser et organiser les pratiques et les comportements. Mais dans le même temps, il faut rappeler que le mouvement agile érige en principe l’autonomie et l’auto-organisation des équipes. C’était un peu dissonant »

De la méthode agile à l’environnement agile

Le mouvement agile s’est en effet constitué de manière formelle au début des années 2000 avec un  objectif : s’adapter de façon réactive aux changements, qu’il s’agisse des ruptures technologiques, de la volatilité des clients, ou encore des évolutions réglementaires. Cette quête d’agilité s’est d’abord concrétisée par de nouvelles méthodes de gestion de projet, rassemblées sous le terme de « méthodes agiles ». Dans le principe, il s’agit d’être prêt à accepter le risque et le changement, et à se réorganiser et à s’adapter en continu. Désormais, des entreprises de plus en plus nombreuses considèrent l’espace de travail comme un levier de changement et d’agilité. « Les organisations cherchent à aligner l’espace, le travail et les technologies de l’information » expliquent ainsi les chercheurs d’Institut Mines-Télécom Business School dans une publication à paraître dans Terminal[1].

Les « Oasis », mises en place par la banque française en question, sont emblématiques de cette tendance. Elles ont été conçues pour incarner un projet de transformation “d’exception” dans un secteur bancaire particulièrement impacté par les transformations technologiques et économiques. Lors de l’enquête des chercheurs, le directeur immobilier de l’entreprise présente ainsi la motivation de la démarche : « Nous voulions que les Oasis soient le terreau de nouvelles façons de travailler afin d’attirer de nouveaux talents. » Un choix inspiré des espaces de travail iconiques de Google ou d’Apple, capables de « créer du bien-être, et les conditions qui vont permettre aux collaborateurs de travailler différemment. »

Les travaux de l’équipe de recherche montrent comment s’exprime cette injonction à l’agilité au sein de l’entreprise —  et notamment par une injonction à l’adaptation et à l’ubiquité. Afin de préserver leur modularité, les espaces de travail ne peuvent pas être personnalisés. À la place, un espace de travail réservé à l’arrivée sur le site, des chaises à roulettes, et des tables à hauteur variable doivent permettre une adaptation permanente de l’espace et de son occupation. La coordination du travail se fait essentiellement dans l’espace numérique et le collectif de travail devient invisible. Espace physique et espace numérique s’imbriquent étroitement pour relayer une injonction à l’ubiquité.

Les chercheurs notent également une injonction à la créativité et au bonheur. « L’environnement est agrémenté de  smileys en plastique. Des équipements présentent une vie ludique où les collaborateurs sont invités à jouer au ping-pong ou au billard » notent-ils ici. Enfin, une injonction à la vélocité  se traduit par l’omniprésence des références au temps qui passe. Des sabliers de toute taille rappellent à chacun que les dépassements de temps sur les projets sont proscrits. « L’agilité prétend privilégier les interactions individuelles par rapport aux processus et aux outils, mais cette interaction reste soumise à une forte pression temporelle. Et l’agilité signifie que vous devez accélérer, car vous devez être prêt à annuler ou refaire des opérations si les clients, le contexte ou les changements l’exigent » rappelle Géraldine Guérillot, chercheuse de l’équipe à IMT Atlantique.

Tentatives de réappropriation dans un « non-lieu »

Comment les collaborateurs perçoivent-ils ces changements ? Certains des employés éprouvent une difficulté à rompre avec les habitudes de travail du passé. « Plusieurs d’entre eux nous ont raconté que les cadres supérieurs ont dû donner l’exemple pour utiliser la salle de jeux ou la salle de sieste afin que les employés osent l’utiliser » rapporte ainsi Jean-Luc Moriceau, chercheur à Institut Mines-Télécom Business School. « D’autres, sans montrer une opposition farouche, tentent des petits détournements. C’est le cas de ces équipes qui se retrouvent régulièrement pour ‘recréer des territoires’ ou alors de hauts managers qui réservent une salle à la journée. » Dans quelques lieux, les collaborateurs déposent des effets personnels, comme pour (ré)établir des repères. De fait, le flex-office dépersonnalise le bureau. Les employés s’efforcent alors d’habiter les lieux, développant des comportements qui vont à l’encontre de la réorganisation constante et agile de l’espace.

D’autres se prêtent au jeu. Par exemple, l’un des managers explique que, pour lui, les sabliers sont une façon polie de rappeler que son temps est compté. « Il accueille quiconque veut lui parler, mais cette personne doit faire valoir son point de vue dans le laps de temps imparti, matérialisé par l’écoulement du sablier, » rapportent les chercheurs. L’agilité semble vouloir bousculer l’espace professionnel.

Ainsi, les chercheurs mettent en garde : « La quête d’agilité incarnée dans la reconfiguration des espaces, lorsqu’elle est mise en œuvre de façon trop directive et uniforme, peut conduire à produire des ‘non-lieux’. Ces espaces nient le rôle des affects, des territoires, de la mémoire et du statut dans le fonctionnement d’une organisation et des collectifs de travail. » Ils montrent comment, en réaction, surviennent des formes discrètes de réappropriation et de “production de lieux”, entendues comme « des usages mineurs induisant d’autres manières d’habiter l’espace commun ».

 

Par Anne-Sophie Boutaud pour I’MTech

[1] Moriceau J.-L., Besson M., Bia Figueiredo M., Guérillot G. (2020), L’espace agile, oasis ou mirage ? Mise en perspective de quelques difficultés et paradoxes pour les travailleurs, Terminal, Technologie de l’Information, Culture et Société (à paraître).

 

 

 

 

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