Les livreurs de plateformes en quête de protection sociale
Cynthia Srnec, Sciences Po et Cédric Gossart, Institut Mines-Télécom Business School
« Dans leur monde idéal, les plates-formes, il faudrait qu’on ne dise rien, qu’on sourie poliment, “Bonjour, Monsieur”, “Au revoir”, on monte, on livre, on ne tombe jamais, il ne faudrait jamais qu’on ait d’accidents, jamais qu’on se plaigne […]. Avant, on te payait 5 €, maintenant, ce sera 2,60 €, tu n’as rien à dire. Allez hop, vas-y ! Et tu livres chaud, sans respecter les feux rouges et sans mourir, s’il te plaît ! ».
Ce verbatim d’un jeune livreur illustre la subordination de la force de travail qui est au cœur d’un écosystème régit par des algorithmes ayant « pignon sur rue ».
Comment prend-on soin de ces travailleurs exposés à des risques multiples ? Quels sont leurs besoins en termes de protection sociale ?
Le sujet est au cœur des débats autour du Projet de loi de financement de la sécurité sociale pour l’année 2022 présenté en septembre dernier qui vise à améliorer la protection sociale des travailleurs indépendants. Néanmoins, les améliorations proposées ne semblent pas adaptées aux contretemps du métier des livreurs.
Nous leur avons demandé leurs besoins et difficultés, via un questionnaire en ligne ; 219 livreurs actifs en France en pleine pandémie Covid-19 ont répondu, et 15 d’entre eux ont été interviewés.
Les livreurs ayant répondu à notre questionnaire sont jeunes (3 sur 4 ont moins de 30 ans), et ils gagnent plutôt mal leur vie : moins de 900 €/mois pour la moitié d’entre eux (avant déduction d’impôts et charges). Même si la moitié sont connectés entre 20 et 40 heures par semaine, le temps passé à attendre une commande n’est pas rémunéré ce qui en empêche beaucoup de cumuler un autre travail (60 % n’exercent pas d’autre activité professionnelle). Avant d’être livreurs, 37 % étaient inoccupés, et ces derniers sont les plus nombreux à faire ce travail depuis plus de 3 ans.
Leur moyen de transport privilégié est le vélo mécanique (37 %) ou électrique (26 %), les livreurs à vélo mécanique gagnant moins que les autres (22 % gagnent moins de 900 €/m.), quand la majorité des livreurs utilisant d’autres modes de transport gagne un peu plus.
L’écosystème d’une plate-forme de livraison de repas. AUTEURS, Author provided
Les risques du métier
« J’ai été percuté par une piétonne. Je me suis fracturé la main. Je ne me suis pas rendu compte que j’avais une fracture, donc j’ai continué à travailler. […] il y a beaucoup de livreurs […] qui continuent à travailler avec des fractures parce qu’ils ne peuvent pas économiquement, ou qu’ils n’ont pas de couverture sociale pour pouvoir s’arrêter et se soigner. » (Entretien n°3)
Ce verbatim illustre la vulnérabilité économique et physique dont souffrent de nombreux livreurs. Seuls 31 % d’entre eux n’ont jamais eu de problèmes de santé à cause de leur travail. 70 % souffrent également de la circulation et du stationnement, 61 % souffrent beaucoup du temps passé à attendre l’attribution d’une course, et 68 % souffrent beaucoup du temps passé à attendre que la commande soit prête. Nous ne connaissons pas le nombre exact d’accidents et de décès des travailleurs des algorithmes cependant la communauté des livreurs reste vigilante et se mobilise.
Prend-on soin des livreurs ?
La vulnérabilité d’un livreur dépend des risques auxquels il est exposé et des protections dont il peut bénéficier (emploi salarié, complémentaire santé familiale…).
Quatre niveaux de vulnérabilité en fonction du niveau de risque encouru et du niveau de protection sociale des livreurs. Fourni par l’auteur.
Les livreurs les plus vulnérables (V4) selon notre enquête sont les plus exposés et les moins protégés (chômeurs, sans-papiers, livreurs de longue durée…). Ces livreurs très vulnérables font partie des 32 % déclarant ne pas être couverts par la Sécurité sociale, et connaissent mal leurs droits (25 % des livreurs ayant répondu au questionnaire ne savent pas s’ils sont couverts par la Sécurité sociale). Ils ont tendance à ne pas prévenir leur employeur en cas de problème (57 % n’ont pas informé la plate-forme d’un accident ou maladie). Parmi ceux qui l’ont fait, 61 % n’ont reçu aucune aide, et les prestations proposées ne compensaient pas la perte de revenu en d’arrêt de travail :
« Ça ne sert à rien. Je savais très bien que le RSI (ndlr : Régime social des Indépendants) ne prenait rien en charge ou quasiment rien. Je savais que les contrats complémentaires avec les plates-formes ce sont des contrats très low-cost, extrêmement low-cost d’ailleurs, et je savais que ça ne servait à rien de faire la demande. » (Entretien n°2)
Un bien « sale boulot »
Bande annonce du documentaire Les délivrés (France 3 Pays-de-la-Loire, 2020).
La vulnérabilité à géométrie variable des travailleurs exerçant un bien « sale boulot » tient pour beaucoup à une protection sociale « à trous ».
Le vide juridique et institutionnel profite aux plates-formes, dont certaines ont été poursuivies en justice pour travail dissimulé.
En Espagne, depuis août 2021 tout livreur est considéré comme salarié. Cette résolution par la loi du précariat généré par la gig-economy, véritable « question sociale » contemporaine, est soutenue en France par des syndicats et collectifs de livreurs, mais aussi par le Parlement européen :
« la couverture, l’adéquation et la transparence formelle et effective des systèmes de protection sociale devraient s’appliquer à tous les travailleurs, y compris aux travailleurs indépendants. »
Pour rappel, 97 % des livreurs ayant répondu à notre questionnaire avaient le statut d’auto-entrepreneurs.
Morgane Le Guern, de la Fondation d’entreprise MGEN pour la santé publique a contribué à cet article.
Cynthia Srnec, Post-doctorante, Sciences Po et Cédric Gossart, Professeur (permanent, plein temps), Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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