Covid-19 : la cape d’invisibilité du télétravail poussé à l’extrême
Pendant la pandémie de Covid-19, le télétravail imposé a été révélateur de nouveaux enjeux de reconnaissance au travail. C’est ce que démontre une étude réalisée par Marie Bia Figueiredo et Madeleine Besson, enseignantes-chercheuses en gestion à Institut Mines-Télécom Business School. Le travail à distance impacte le sentiment de visibilité des personnels de tout niveau hiérarchique. L’étude met en évidence des points de vigilance quant à l’adoption de cette pratique au sein des entreprises.
Mars 2020, le couperet tombe. La France doit se confiner pour lutter contre la pandémie de Covid-19. C’est dans une ambiance anxiogène que le travail à distance se généralise pour toute personne qui le peut. Le télétravail n’est pas une nouveauté, mais son adoption contrainte et forcée à grande échelle pendant la crise a exacerbé les risques psycho-sociaux qui lui sont habituellement associés.
Ce contexte a apporté aux chercheuses en gestion d’Institut Mines-Télécom Business School – Marie Bia Figueiredo et Madeleine Besson – un terrain d’étude inédit. Leur recherche s’inscrit dans le cadre d’un programme plus large portant sur la façon dont les relations humaines se tissent et évoluent dans les nouveaux espaces de travail caractérisés par l’omniprésence des technologies numériques. À la sortie du troisième confinement, en mai 2021, les deux chercheuses ont ainsi mené une vingtaine d’entretiens avec des employés des services juridique, indemnisation et informatique d’une grande compagnie d’assurance opérant en France. Ces trois métiers ont été marqués par une forte augmentation de leur activité durant la pandémie. « Nous nous sommes intéressées aux façons dont la transformation brutale des espaces de travail a impacté la visibilité au travail durant la crise sanitaire », précise Marie Bia Figueiredo.
Je télétravaille, mais j’existe
En sciences sociales, la visibilité prend un sens figuratif et symbolique. Elle se qualifie davantage par la manière de voir les autres, de se donner à voir et d’être vu, que simplement ce qui est perçu par l’œil. Autrement dit, elle est liée au sentiment d’existence au sein d’une organisation. « La visibilité s’inscrit dans des relations de reconnaissance », explique la chercheuse. « Être visible, c’est exister et être reconnu en tant qu’être humain et en tant que professionnel ». L’analyse des chercheuses s’appuie notamment sur les travaux de Jean-Pierre Brun et de Ninon Dugas qui attribuent à la reconnaissance au travail quatre composantes essentielles : la reconnaissance existentielle en tant qu’individu singulier, celle de notre engagement et de la quantité d’efforts fournis, celle de notre savoir-faire, et celle des résultats obtenus.
Le prisme de la visibilité et de la reconnaissance, adopté ici, a apporté une vision nouvelle aux études menées sur le télétravail pendant le confinement. Lors de leur enquête, les deux chercheuses ont interrogé plusieurs profils de personnes au sein de l’entreprise : les porteurs du programme de transformation des espaces de travail, des managers seniors, des managers d’équipe, et des collaborateurs. Un premier constat est que le caractère extrême de la crise et les conditions uniques d’activité ont intensifié le désir de reconnaissance existentielle au travail. « Ce besoin d’être reconnu comme une personne avec des affects, et tout le courant du care et du ‘prendre soin de’, est passé au premier plan», remarque Madeleine Besson. Durant cette période, pas une réunion au sein de l’entreprise n’a commencé sans prendre de nouvelles des autres, par exemple.
Ce télétravailleur que l’on ne saurait voir
Les technologies numériques ont initié ce que Patrice Flichy décrit comme « l’individualisme connecté ». Chacun, derrière son ordinateur, devient un maillon dans un réseau de relations qui s’échangent des messages et des livrables. « Le télétravail favorise l’autonomie. En conséquence, certains managers de proximité se sont sentis dépossédés d’une forme de reconnaissance de leur rôle auprès de leur équipe ; ils ont le sentiment que leur statut s’est invisibilisé », explique la chercheuse. Notamment lorsqu’en réunion par visioconférence, ces derniers font face à des vignettes noires, conséquence du refus de certains collaborateurs d’allumer la caméra de leur ordinateur.
Les collaborateurs ont eu, quant à eux, l’impression que la reconnaissance de leur savoir-faire est passée au second plan au profit d’une reconnaissance basée sur les seuls résultats du travail, plus perceptibles que leurs efforts. De fait, le travail à distance s’inscrit davantage dans une logique productiviste. L’étude rapporte ainsi l’ambivalence des collaborateurs face à ces nouvelles règles du jeu. Si certains se les approprient aisément, d’autres en sont frustrés. « Beaucoup d’études menées sur le télétravail pendant le confinement mettent en évidence l’expérience très contrastée vécue par les personnes. Nous pensons que le prisme de la reconnaissance permet d’expliquer en partie ces observations », souligne Madeleine Besson.
Des enseignements à tirer de la crise
La crise sanitaire a accéléré la transformation numérique des modes de travail des entreprises. Elle a également donné à voir ce qui pourrait se passer si les employeurs poussaient trop loin le curseur de certaines pratiques. « Les situations extrêmes viennent souvent mettre en évidence des tendances sous-jacentes », affirme Marie Bia Figueiredo. « Cette étude n’est pas tant sur l’expérience du télétravail pendant la pandémie, que sur la mise en évidence de points de vigilance quant aux répercussions que peuvent avoir ces nouvelles façons de travailler sur des dynamiques sociales peu prévisibles ».
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Pour les chercheuses, les enseignements tirés de ce temps de crise sont valables dans la « nouvelle normalité » de notre société post-confinement. D’autant que la plupart des entreprises poursuivent désormais une part de télétravail. Ainsi, le déplacement de l’attention sur les flux et les résultats, au détriment des individus, appelle, par exemple, à de nouvelles pratiques managériales. Quelles sont les nouvelles pratiques de reconnaissance à favoriser et à mettre en œuvre ? Comment prendre en compte le besoin de reconnaissance existentielle des collaborateurs ? Comment ne pas céder à la tentation d’une reconnaissance basée exclusivement sur les résultats du travail et apprécier à distance la pratique et l’engagement ? Autant de problématiques que les entreprises doivent considérer.
« Une des conclusions de cette étude est que les entreprises doivent trouver un équilibre entre une logique productiviste et instrumentale du télétravail, et le fait qu’une organisation n’est pas qu’une unité de production. C’est aussi un lieu de vie sociale », conclut Marie Bia Figueiredo.
Par Anaïs Culot.
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