Nucléaire : une multiplicité de scénarios pour tenter d’imaginer le futur de la filière
Tribune rédigée en partenariat avec The Conversation.
Par Stéphanie Tillement et Nicolas Thiolliere, IMT Atlantique.
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[dropcap]L[/dropcap]e nucléaire occupe une place très importante en France – où 75 % de l’électricité hexagonale est produite grâce à cette énergie – et pose des questions majeures, qu’il s’agisse de penser sa place dans le futur mix électrique ou les modalités de gestion des matières et déchets radioactifs qui l’accompagne.
Mais les discussions menées dans le cadre de la récente Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) ont finalement peu abordé ces enjeux. Le débat public qui s’ouvre ce mercredi 17 avril sur la gestion des matières et déchets radioactifs sera peut-être l’occasion d’aller plus loin.
58 réacteurs à eau pressurisés (REP) dits de « génération 2 » fonctionnement actuellement en France et produisent la grande part de l’électricité hexagonale. Parmi ces réacteurs, 19 ont été mis en service avant 1981 et atteindront leur durée de vie théorique de 40 ans dans les 3 prochaines années.
L’avenir de la filière nucléaire représente une question centrale, susceptible d’impacter durablement l’ensemble des acteurs – producteurs d’électricité, gestionnaires de réseau de distribution, fournisseurs d’énergie et consommateurs. Ce sont en fait tous les citoyens français qui sont concernés.
#DebatPNGMDR | le @DebatPNGMDR s'ouvre le 17 avril et se déroulera jusqu'au 25 septembre.
🗓️Rdv le 17/4 dès 19h à la Mutualité à Paris pour la réunion d'ouverture https://t.co/QbIvPe7scq
— CNDP Débat Public (@CNDPDebatPublic) April 15, 2019
Imaginer le futur du nucléaire
Les décisions d’investissement relatifs au secteur de l’électricité peuvent engager le pays pour des dizaines, voire des centaines d’années, et ce futur demeure évidemment incertain. Dans un tel contexte, les démarches prospectives sont un moyen de se projeter dans le futur et d’identifier, même partiellement, les possibles conséquences de choix présents.
Ce type d’approche nécessite au préalable d’identifier puis d’analyser les différentes trajectoires possibles afin de les évaluer et, éventuellement, de les hiérarchiser.
Le futur du nucléaire est caractérisé par un spectre des possibles relativement large : il varie notamment selon l’évolution de la puissance installée et le rythme de déploiement des nouvelles technologies (celle des EPR, dits de « génération 3 » ou celle des RNR, dits de « génération 4 »).
Compte tenu de toutes les incertitudes relatives au devenir de la filière nucléaire, les recherches s’appuient sur des outils de simulation ; le « scénario électronucléaire » constitue l’un des principaux moyens. Peu connu du grand public, il diffère des scénarios énergétiques mobilisés pour alimenter les réflexions de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Le scénario nucléaire constitue une brique élémentaire du scénario énergétique et part d’une description fine des installations nucléaires et de la physique qui les gouverne. En pratique, scénarios énergétique et nucléaire peuvent être complémentaires, les sorties du premier constituant les hypothèses du deuxième et les résultats du deuxième permettant d’analyser plus finement les trajectoires du premier.
L’étude de scénario nucléaire vise à étudier et analyser une ou des trajectoires d’évolution d’un parc nucléaire du point de vue des bilans matières, c’est-à-dire du suivi de l’évolution des matières radioactives (uranium, plutonium, produits de fission, etc.) dans les usines du parc nucléaire. Elle s’appuie généralement sur un outil de modélisation complexe qui gère plusieurs échelles spatiales (de la particule élémentaire jusqu’au parc nucléaire) et temporelles (inférieure à la microseconde pour certaines réactions nucléaires jusqu’à plusieurs millions d’années pour certains déchets nucléaires).
À partir de la définition précise d’un parc et de son évolution au cours du temps, le code de simulation calcule l’évolution de la masse de chaque élément d’intérêt, radioactif ou non, dans toutes les installations nucléaires. Ces données peuvent ensuite servir de base pour produire des données plus exploitables relatives à la gestion des ressources et des matières recyclées, à la radioprotection, etc.
L’émergence de nouveaux acteurs
Longtemps réservés aux institutionnels ou industriels du nucléaire, les processus de construction de scénarios se sont progressivement ouverts aux chercheurs académiques, sous l’impulsion majeure de la loi Bataille de 1991 puis de la loi Birraux de 2006, relative à la gestion des matières et déchets radioactifs. Cela a permis une diversification du panel d’acteurs impliqués dans la production, l’évaluation, mais aussi l’usage des scénarios.
Au-delà des acteurs historiques (EDF et CEA en particulier), des chercheurs du CNRS ou universitaires (physiciens principalement et plus récemment économistes), ainsi que des représentants de la société civile, se sont emparés de ces questions en produisant leurs propres scénarios.
Du côté des utilisateurs aussi, des évolutions notables ont eu lieu. Si avant les lois Bataille et Birraux, les questions nucléaires étaient débattues quasi-exclusivement entre les acteurs du nucléaire et le pouvoir exécutif, promouvant l’image de questions confinées au « secret des cabinets ministériels », ces textes ont structuré la mise à l’agenda de ces questions au travers d’arènes plus ouvertes et publiques, notamment dans les sphères académiques et législatives.
Elles ont ainsi créé des Commissions nationales d’évaluation, composées de douze membres choisis sur propositions de l’Académie des sciences, de l’Académie des sciences morales et politiques, et de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologique. Les études de scénarios produites par les institutionnels, industriels ou académiques sont évaluées par ces commissions, donnant lieu à un rapport annuel et public, transmis aux parlementaires.
Cette ouverture à un panel plus large d’acteurs a eu des effets sur les pratiques de scénarisation. Elle a abouti à un mouvement de diversification des scénarios, et des hypothèses sur lesquelles ils sont construits.
Débat : Pour une juste estimation du coût du « tout renouvelable » https://t.co/yIcJaKFlkx pic.twitter.com/ZEgOqj2e34
— The Conversation France (@FR_Conversation) April 9, 2019
Une variété de scénarios
Parmi les scénarios construits par les institutionnels ou les industriels du nucléaire dominent, aux dires de ces mêmes acteurs, des propositions « réalistes » : ces scénarios s’appuient sur des retours d’expérience issus de la filière nucléaire. Ils mettent en jeu des technologies déjà conçues ou exploitées et s’appuient majoritairement sur des hypothèses de poursuite du nucléaire, à une puissance installée constante (voir à ce propos le rapport CEA de 2015).
Les scénarios proposés par le monde de la recherche tendent s’affranchir de l’obligation de « réalisme industriel » et à explorer des futurs en rupture avec l’existant. On peut citer les travaux menés sur la transmutation en ADS (réacteur piloté par accélérateur), les études de conception de RSF (réacteur à sel fondu), parfois qualifiés de réacteurs « exotiques » ou encore les études relatives au cycle thorium. Une étude récente a également analysée l’impact du recyclage du plutonium dans des réacteurs de technologie actuelle et dans le cadre d’une réduction significative de la part du nucléaire, voire de la sortie du nucléaire d’ici 2050.
On le voit, ces scénarios académiques sont souvent élaborés avec l’objectif de déconstruire les rhétoriques dominantes, dans une logique de débat.
Les scénarios électronucléaires jouent ainsi incontestablement le rôle d’« objet-frontière ». Ils offrent l’opportunité à des communautés d’acteurs aux connaissances et intérêts différents voire opposés de se rencontrer, de confronter leurs visions du futur, de se structurer ou même de coopérer. Ce faisant, ils favorisent une ouverture du « champ des possibles », et finalement l’innovation, à travers une plus grande diversité de scénarios produits.
Face aux incertitudes inhérentes au monde du nucléaire, cette diversité apparaît aussi comme la possibilité d’une plus grande robustesse ou fiabilité des scénarios produits, leur mise en discussion obligeant les acteurs à expliciter, voire à justifier les hypothèses, outils et critères mobilisés, encore souvent implicites.
50 % de nucléaire dans le mix électrique pour 2035… et après ? https://t.co/gL5y3keyHa pic.twitter.com/4vGyy5zp6h
— The Conversation France (@FR_Conversation) October 30, 2018
Débattre des scénarios
La façon dont ces différents scénarios pourraient soutenir des décisions « éclairées » reste toutefois l’objet de controverses.
La complexité du système à modéliser implique en effet des simplifications qui produisent des biais difficilement quantifiables dans les données de sortie. Ces biais concernent aussi bien les données techniques qu’économiques et sont souvent utilisés, à juste titre, pour contester les résultats des scénarios et les recommandations qu’ils peuvent soutenir.
Comment dès lors s’assurer de la robustesse des scénarios produits. Deux stratégies s’opposent : faut-il s’atteler à construire des scénarios simples ou simplifiés, dans un souci de les rendre compréhensibles par le plus grand nombre (notamment les politiques), au risque de négliger des variables importantes et de « biaiser » les décisions ? Ou faut-il produire des scénarios eux-mêmes complexes, plus fidèles aux processus en jeu et à leurs incertitudes, au risque de les rendre largement « opaques » aux décideurs, et plus largement aux citoyens invités à prendre part au débat public ?
Aujourd’hui, les scénarios restent encore trop peu débattus en dehors des cercles d’experts. Mais souhaitons que le débat public organisé sur la gestion des matières et déchets radioactifs constitue une excellente opportunité de faire davantage entrer ces questions « dans le champ de la démocratie », pour reprendre les termes de Christian Bataille.
Pour aller + loin sur le sujet :
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Stéphanie Tillement, Sociologue, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom et Nicolas Thiolliere, Enseignant-Chercheur en physique des réacteurs et scénarios associés, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Bonjour,
Il me semble qu’il manque une perspective :
le retard considérable accumulé sur le réchauffement climatique va pousser à généraliser le transport routier (voiture, camions) à utiliser les piles à hydrogène, et cet hydrogène devra être produit par énergie électrique (électrolyse).
Ce supplément d’énergie électrique devra être fournie par énergie nucléaire, et dans les plus brefs délais : un problème énorme ….
Bon courage !
F. Spite