Les réacteurs à neutrons rapides se cherchent un avenir

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En août 2019 a été annoncé l’abandon du projet Astrid de réacteur nucléaire à neutrons rapides (RNR). Un abandon analysé fin 2019 par Stéphanie Tillement, chercheuse à IMT Atlantique, dans un article pour I’MTech. Mais au niveau mondial, où en est-on ? Cette technologie a-t-elle encore un avenir ? Stéphanie Tillement et son collègue Frédéric Garcias décryptent les perspectives de cette filière.

 

C’est en 2000 que les réacteurs à neutrons rapides reviennent sur le devant de la scène, après des années d’oubli. Le Département de l’énergie des États-Unis (DOE) organise alors un événement très important pour le secteur nucléaire à l’échelle mondiale, le « Forum international génération IV » (GIF en anglais). Ce forum visait à relancer la filière nucléaire en relançant la recherche et l’innovation autour de réacteurs dits « révolutionnaires », devant répondre à plusieurs objectifs très généraux : être plus sûrs, plus économiques, réduire les risques de prolifération, économiser les ressources naturelles et minimiser les déchets. Or, les réacteurs à neutrons rapides (RNR) répondent à ces cinq critères.

C’est lors de ce forum que l’on définit pour la première fois cette notion de génération de réacteurs. Ceux en exploitation aujourd’hui en France, tous des réacteurs à eau pressurisée (EPR), sont dits de génération II. L’EPR en construction à Flamanville est dit de génération III — tout comme ceux en construction en Angleterre et en Finlande, et les deux EPR en exploitation à Taishan en Chine. La génération IV rassemble pour sa part des réacteurs à venir capables de répondre aux objectifs cités précédemment. Les membres du Forum Génération IV se sont accordés sur six concepts de réacteurs dits de génération IV, dont trois sont des RNR. Parmi ceux-ci, l’un est refroidi au plomb, l’autre au gaz, et le troisième au sodium, comme le prototype Astrid porté par la France.

Économie d’uranium

« Il faut se replacer dans le contexte de ces années 2000, raconte Frédéric Garcias, chercheur en management des organisations à l’université de Lille. Le nucléaire connaissait une pause dans la construction de nouveaux réacteurs, notamment suite à l’accident de Tchernobyl, mais beaucoup pensaient que cela restait une solution d’avenir. Sous quelle forme, et à quel horizon de temps ? On anticipait la croissance de la Chine et des pays émergents, ce qui risquait d’entraîner une forte consommation d’uranium. D’où la recherche de filières plus économes en uranium. » Les réacteurs à neutrons rapides sont en effet capables de consommer de l’uranium appauvri et du plutonium, qui sont des déchets des réacteurs de générations précédentes.

Aujourd’hui, la Russie et la Chine sont en pointe sur cette filière RNR. La Russie en possède deux (BN-600 et BN-800, de respectivement 560 et 820 mégawatts électriques), de conception ancienne, qui ne sont pas considérés de génération IV. La Chine a démarré en 2011 un réacteur expérimental RNR de génération IV de petite puissance (20 mégawatts électriques) refroidi au sodium. La France, qui était également en pointe, est désormais en retrait depuis l’arrêt d’Astrid en 2019. Quant aux États-Unis, après avoir été à l’initiative de la relance des efforts de recherche via le forum Génération IV, ils ont ensuite délaissé un temps le nucléaire, plus alléchés par les perspectives offertes par les gaz et pétroles de schiste. Mais les perspectives d’une énergie pilotable décarbonée offerte par le nucléaire les amène aujourd’hui à s’intéresser de nouveau à cette filière. Bien que beaucoup de start-up travaillent sur ce sujet, aucune construction n’est pour l’instant décidée.

Vers des réacteurs petits et modulables

Si le nucléaire a tant de mal à se relancer, notamment dans les pays comme la France ou les États-Unis, c’est peut-être que la logique de développement dominante tout au long de la seconde moitié du XXe siècle est aujourd’hui dépassée. Elle consistait à construire des réacteurs toujours plus gros, plus puissants, plus complexes. Et donc plus chers et plus difficiles à financer. Cette course au gigantisme a peut-être atteint ses limites avec l’EPR. « Les gros réacteurs sont développés ou l’ont été dans les pays très centralisés comme la Russie ou la Chine, ou comme pouvait l’être la France des années 80, observe Stéphanie Tillement, chercheuse en sociologie industrielle à IMT Atlantique. On voit bien que, historiquement, le nucléaire a eu moins de succès dans les pays décentralisés. Face à l’essor des modes de gouvernance décentralisés, des acteurs se sont demandés : ‘Pourquoi ne pas envisager des réacteurs plus petits, modulables, construits au plus près des besoins, bref : décentralisés ?’ » C’est le principe des « Small modular reactors » ou SMR, de trois à cent fois moins puissants que les réacteurs de Génération III. Ce n’est ni le même business model ni la même organisation : un réacteur plus petit nécessite un financement moindre, et semble plus facile à déployer lorsque l’on a peu de visibilité sur le long terme. Les concepts de SMR sont très variés, certains s’inspirant de technologies connues et éprouvées, et d’autres étant plus « exotiques ». Tous utilisent la fission, et peuvent être des réacteurs à eau pressurisée (comme les générations II et III) ou à neutrons rapides.

À lire sur I’MTech : Nucléaire : une multiplicité de scénarios pour tenter d’imaginer le futur de la filière

Verra-t-on une relance du nucléaire en France, par l’intermédiaire des SMR ou non ? « Pour l’instant, l’État français est très silencieux sur ces questions, observe Stéphanie Tillement. Ni la décision de lancer (puis d’arrêter) le projet de réacteur comme Astrid, ni le lancement de nouveaux projets ne font l’objet de débats parlementaires ou de votes. On ne voit pas de réelle stratégie industrielle en matière nucléaire dans la programmation pluriannuelle de l’énergie, l’outil de pilotage de la politique énergétique en France. » Clairement, aucun gouvernement, ni l’actuel ni les précédents, ne semble vouloir mettre ces questions en discussion, les jugeant trop risquées politiquement. Pourtant, le nucléaire se construit sur le temps long, il a besoin d’une définition de stratégies à long terme et d’investissements publics. Sans cela, le risque est une perte massive des compétences, avec des conséquences certaines sur la filière.

Pertes de compétences

« Le chantier français de l’EPR a démarré en 2007, après dix ans sans aucune construction en France, rappelle Frédéric Garcias. C’est une des raisons des difficultés de ce chantier. Plus l’intervalle de temps entre deux projets est long, plus on perd les compétences et tout le tissu industriel. Une capacité industrielle, ça s’entretient ! Or, les politiques n’ont pas conscience de cette question des compétences, ils ont l’impression que l’on peut arrêter 20 ans, et qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour redémarrer. » De plus, lorsqu’il y a peu de chantiers, et peu de perspectives, la filière nucléaire devient moins attractive, les recrutements s’en ressentent.

Le temps des politiques n’est pas celui des industriels du secteur nucléaire. Un mandat dure 5 ans, quand le nucléaire se joue sur des décennies. Les SMR seraient-ils une réponse à cette vision à plus court terme ? « On n’a pas encore la réponse à cette question », estiment les deux chercheurs. Les SMR pourraient certes être plus adaptés à un monde plus volatile, moins centralisé, avec plus de démocratie participative. Mais on perdrait aussi certains avantages de la filière, comme sa faible emprise au sol. Et les questions de sûreté ne seraient pas réglées. Aujourd’hui, la France compte 18 centrales nucléaires (56 réacteurs), il faudrait bien plus de SMR pour produire la même quantité. Pas sûr que ce soit bien accepté par les populations !

Réapprendre à innover

Aujourd’hui, la filière nucléaire est installée dans un certain mal-être, lié à une difficulté à se projeter dans un avenir, en attente de décisions de l’État qui ne viennent pas. Peut-être doit-elle aussi remettre en cause son mode de fonctionnement. « L’arrêt d’Astrid pose la question des possibilités d’innovation dans le nucléaire en France, souligne Stéphanie Tillement. Le nucléaire français repose sur très peu d’acteurs, essentiellement EDF/Framatome pour les activités d’exploitation et de conception, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les régulateurs — l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et son appui technique, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Cela offre de la stabilité, mais aussi beaucoup d’inertie. Ce système a beaucoup de difficultés à innover et à sortir des schémas et modes de fonctionnement préétablis. On a pu le voir avec les travaux sur la Génération IV : seul le CNRS a osé un concept en rupture claire avec les technologies développées précédemment, un concept de réacteur à sel fondu, jamais construit en France. » Le débat est donc lancé au sein même du secteur nucléaire : a-t-il encore la capacité à innover et à se renouveler ?

 

Par Cécile Michaut.

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