Apprendre à intégrer les valeurs dans la conception collective
La conception des projets implique que les individus ou les collectifs doivent mettre en commun leurs valeurs afin de collaborer efficacement. Mais les différents acteurs peuvent être animés par des systèmes de valeurs qui divergent, aboutissant à des difficultés pour trouver des compromis et des solutions communes. Françoise Détienne et Michael Baker, chercheurs à Télécom Paris, expliquent comment comprendre les rôles des valeurs dans la conception collective.
Comment définir une valeur dans le domaine de la conception collective ?
Françoise Détienne : En général, le concept de valeur renvoie à des principes, croyances qui vont orienter les actions et les choix des individus. Formulé ainsi, toute préférence peut renvoyer à cette notion. Ainsi il est nécessaire de restreindre la définition à une dimension éthique dans les choix, et qui a un lien avec le social et l’humain. Les notions d’inclusion ou de protection de la vie privée sont des exemples de ce type de valeurs.
Michael Baker : Certaines notions peuvent être considérées comme des valeurs absolues de manière large, comme par exemple la liberté, mais celles-ci peuvent se décliner en différentes nuances, comme la liberté d’expression ou la liberté de choix. Aussi, certains termes ou expressions sont sujets à des jugements implicites de valeur. Par exemple, le mot « commercial » peut, dans certains contextes, exprimer un jugement de valeur négatif alors que cela désigne quelque chose de neutre d’un point de vue des valeurs. L’identification des valeurs sous-jacentes aux interactions produites dans les situations de conception collective nécessite ainsi d’aller au-delà du langage en tenant compte du contexte de l’énonciation.
Comment comprendre la place des valeurs dans les processus de conception ?
FD : La plupart des approches actuelles se basent sur les concepts de Value Sensitive Design (VSD) qui considèrent que les valeurs sont des critères discrets et indépendants, et qu’il suffit de les additionner aux autres types de critères de conception. Mais la plupart du temps, les valeurs individuelles et collectives sont organisées en systèmes que nous appelons les idéologies. Ici, les idéologies prennent donc le sens de l’ensemble des valeurs qui sont sous-jacentes aux points de vue individuels et collectifs. Nous avons proposé une nouvelle approche qui se nomme Ideologically Embedded Design (IED), et qui distingue plusieurs plans sur lesquels les (systèmes de) valeurs opèrent : la forme de participation et ses principes sous-jacents, l’évolution de la conception et la prise de décision, le groupe ou la communauté impliqué(e) dans le processus et sa production. Cette approche met également l’accent sur les interactions et la co-évolution potentielle entre ces plans.
Comment a évolué la compréhension de la place des valeurs dans la conception ?
MB : Jusqu’à présent, les valeurs en conception ont été analysées à partir des objets ou des infrastructures matérielles issues des projets, qui reflètent certains choix politiques et sociaux. Les analyses menées à partir de ces objets ont permis d’en extraire les valeurs par déconstruction a posteriori. Mais la mouvance actuelle en ergonomie de la conception cherche plutôt à analyser comment les valeurs sont mobilisées dans le processus de conception et comment réguler les conflits de valeurs.
Quels sont les exemples de structures où la réflexion sur les valeurs en amont est prioritaire ?
FD : De manière générale, la conception de structures collaboratives est imprégnée de valeurs fortes. Les habitats participatifs, qui cherchent à mettre en place des systèmes de gouvernance partagée, en sont un très bon exemple. Les réflexions des individus qui y participent portent principalement sur la manière dont ils doivent s’organiser en fonction des valeurs qui se situent dans le partage, comme par exemple le respect, la tolérance ou l’équité dans les prises de décision. Dans ces communautés, ces valeurs représentent des enjeux importants car il s’agit de réussir à vivre correctement ensemble.
MB : Beaucoup de communautés en ligne présentent également une réflexion importante sur les valeurs. Un des meilleurs exemples est Wikipédia. La communauté Wikipédia est fondée sur des valeurs comme l’accès ouvert à la connaissance, la participation libre des contributeurs, ainsi que la neutralité du point de vue. En cas de désaccord fondé sur des systèmes de valeurs opposés, il ne saurait y avoir de véritable « résolution » du conflit. Dans ce cas, afin de pouvoir représenter la diversité des points de vue, le conflit peut être régulé en scindant le texte en différentes parties qui reflètent chacune un point de vue. Par exemple, un article sur « Freud » peut être divisé en parties qui représentent le sujet selon le point de vue des psychologues comportementaux, selon les neuropsychologues, selon les psychanalystes, etc.
Y a-t-il parfois des divergences entre les valeurs défendues ou affichées par une organisation par rapport à leurs applications concrètes ?
MB : Effectivement, il existe parfois des écarts entre les valeurs qui sont mises en avant par les structures et la manière dont elles y sont réellement mises en place. Par exemple, la notion de « collaboration » peut être érigée en tant que valeur positive, ayant différentes utilisations rhétoriques. Depuis une dizaine d’années, ce terme a une connotation positive et il est parfois employé pour des raisons d’image et de marketing, dans la même idée que le greenwashing. Des recherches sont d’ailleurs effectuées sur les différences et tensions éventuelles entre le discours institutionnel d’une organisation et le fonctionnement des groupes de travail en son sein.
Les valeurs au sein d’une même organisation sont-elles parfois contradictoires ?
FD : À un certain niveau de définition des valeurs, cela est souvent le cas. Une problématique importante concerne la clarté de la définition des valeurs au cours des discussions et des débats, car chaque individu peut en avoir une interprétation différente. Il est donc important de soutenir la co-construction du sens de valeurs à travers le dialogue, et d’identifier si les valeurs entrent véritablement en compétition ou non.
MB : Lors d’une discussion portant sur une conception, les points de vue doivent évoluer pour arriver à un compromis, mais ce n’est pas pour autant que les idéologies de chaque individu vont être profondément modifiées dans le temps. Presque par définition, dirait-on, les valeurs sont stables et n’évoluent d’habitude (sauf « conversion » radicale) que très lentement. Il s’agit donc de comprendre quelles sont les idéologies sous-jacentes à chaque individu et d’encadrer la discussion sur les processus de décision en les prenant en compte. Par exemple, il est utile de définir en amont dans quel sens le processus est collaboratif ou participatif, ou bien s’il doit y avoir une équité dans la participation des différents acteurs. Le cadre organisationnel est, lui aussi, très orienté par les valeurs.
Quelles sont les méthodes concrètes qui permettent d’améliorer la collaboration ?
FD : Différentes méthodes peuvent être appliquées pour améliorer l’ajustement et le compromis des valeurs au sein d’un groupe. Alors que des approches comme VSD soutiennent bien l’identification des valeurs, faire en sorte que les débats soient constructifs n’est pas aisé. Nous proposons des méthodes issues de l’ergonomie constructive comme des jeux de rôle, de simulation organisationnelle et de projection vers la situation d’usage, ainsi que des méthodes réflexives. Par exemple, il est possible de mettre en place des techniques d’auto-confrontation, en filmant un groupe de travail, puis de faire visionner la vidéo aux participants. Ceci peut leur permettre de réfléchir de manière structurée sur les valeurs sous-jacentes respectives qui ont guidé leur activité collective. Des supports de visualisation peuvent également aider la résolution de tels débats.
Comment résoudre les conflits en cas de désaccords sur les valeurs ?
FD : Afin de résoudre d’éventuels conflits, l’emploi d’un modérateur du débat, préalablement formé à cet exercice, peut se révéler très utile. Certaines stratégies dites « d’évitement » peuvent aussi être utilisées, comme réorienter momentanément la discussion vers des questions plus pratiques, afin de ne pas cristalliser les conflits et l’opposition des points de vue.
MB : Il est aussi important de rediriger la discussion vers des compromis qui permettent de faire coexister différentes valeurs. Pour cela, il peut être utile de rapporter le débat à un niveau portant sur des valeurs plus générales. Parfois, plus les individus précisent ce qu’ils sous entendent par une valeur, et plus les points de vue peuvent s’opposer et générer du conflit.
FD : Enfin, cela amène à repenser l’activité de conception dans sa temporalité pour laisser le temps à la co-construction et l’évolution — sans doute lente — des valeurs, à la négociation et éventuellement laisser ouverte la résolution de conflits. L’accent est alors mis non pas sur la production d’une solution mais sur le processus lui-même.
Par Antonin Counillon
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