Elles s’appellent Greenpeace, Oxfam pour les plus connues, Bloom, Teragir ou encore France nature environnement (FNE), et font partie des nombreuses associations à but non lucratif de l’économie sociale et solidaire (ESS). Si leur objectif est d’éduquer et de sensibiliser à la nature et aux enjeux du développement durable, ces associations ne peuvent pour autant s’affranchir des outils numériques qui régissent désormais la plupart des interactions.
« Certes, les technologies du numérique nous éloignent de la nature, mais leur impact social sur la collaboration, la communication ou l’information est substantiel. C’est donc un enjeu majeur pour les acteurs de l’ESS d’intégrer le numérique dans leurs pratiques, que ce soit pour des questions de visibilité ou d’accès à des ressources, y compris du bénévolat », constate Cédric Gossart. Engagé depuis 20 ans au sein de l’association Teragir et aujourd’hui membre du conseil d’administration, ce chercheur en Sciences de gestion à Institut Mines-Télécom Business School fomente de longue date l’idée de lier son investissement associatif à ses activités de recherche et d’enseignement.
En 2018, un « World Café » est organisé par le laboratoire Innovations, Numérique, Économie Sociale et Solidaire (INESS) de l’Institut Mines-Télécom (IMT), un laboratoire d’idées créé pour fédérer les recherches sur les sujets de l’innovation, du numérique et des ESS au sein de l’IMT. Cet événement pédagogique, d’échanges et de discussion entre divers acteurs du secteur, inspire plusieurs idées de projets, dont cinq font l’objet d’une publication cette année ou à venir (voir encadré plus bas).
Des stratégies de passage à l’échelle grâce au numérique
Avec son épouse et co-autrice Müge Ozman, également chercheuse à Institut Mines-Télécom Business School, il s’est notamment intéressé au passage à l’échelle des start-up sociales basées sur l’innovation sociale numérique (ISN). Les ISN sont des innovations impliquant des technologies numériques, dont les objectifs sociétaux ou sociaux sont rattachés aux objectifs de développement durables définis par l’ONU. À partir de la littérature, le chercheur a identifié différents mécanismes de passage à l’échelle : l’essaimage géographique (scaling out), l’évolution du cadre institutionnel et politique (scaling up), et l’approfondissement de l’usage au-delà de la technologie (vers des échanges hors ligne, scaling deep).
Ces mécanismes ne sont pas totalement dissociés les uns des autres et peuvent être combinés par les plateformes civiques dans leur stratégie de passage à l’échelle. Le chercheur en a donc extrait dix indicateurs, qu’il a appliqués ensuite à une centaine de plateformes sélectionnées « avec un objectif sociétal clair ». Ces données ont été soumises à une analyse statistique en cluster, mettant ainsi en évidence trois stratégies numériques d’impact bien distinctes.
La première, « de base » (grassroots), est une stratégie de croissance qui consiste essentiellement à mettre des personnes en connexion physique, « dans le réel ». Elle concerne plutôt les plateformes dont l’activité est ancrée sur un territoire local, comme Tous bénévoles qui met en contact des bénévoles avec des associations de proximité. La deuxième stratégie consiste à opérer à une échelle globale en s’appuyant sur la technologie utilisée : c’est le cas des plateformes basées sur des logiciels open-source – à l’exemple d’Open Food Facts qui alimente l’application Yuka, mais également d’autres applications, en France et à l’étranger. La dernière, data-based, se distingue totalement de la première stratégie car focalisée sur une croissance uniquement en ligne, avec une emphase sur des problématiques globales plutôt que locales. C’est le cas de sites de pétition comme Change.org dont le but est d’augmenter continuellement le nombre de signataires.
Les médias sociaux au service du réseau partenaires
Autre pratique numérique des structures de l’ESS, et notamment des associations d’éducation à l’environnement et au développement durable (EEDD) : l’utilisation des médias sociaux. « Une bonne gestion de leurs réseaux peut constituer un vrai soutien pour l’atteinte leurs objectifs mais souvent, c’est assez ‘artisanal’, faute de moyens », reconnaît Cédric Gossart. C’est partant de ce constat que le chercheur s’est penché sur la relation entre les associations d’EEDD en France et leur adoption de médias sociaux.
À l’aide d’un questionnaire en ligne, une centaine d’associations d’EEDD ont renseigné à la fois sur leurs activités sur différents médias sociaux, et sur leurs partenaires afin de procéder à une analyse de réseau. Cette analyse permet de comprendre les liens et interactions entre différents acteurs d’un réseau. Le chercheur et sa co-autrice Müge Ozman se sont basés pour cela sur plusieurs critères identifiés dans la littérature : la diversité sectorielle des partenaires, leur périmètre d’action (local, global), ou encore la richesse d’interaction entre les différents partenaires d’un même réseau.
Les analyses statistiques réalisées sur ces données concluent notamment à l’importance (mais pas nécessairement la causalité) de plusieurs variables sur la propension des associations à utiliser les médias sociaux. Avoir des partenaires de secteurs d’activité variés (écologie, solidarité…) et acquérir des connaissances de ces partenaires pousse notamment à une plus forte utilisation des réseaux sociaux : par exemple, si Greenpeace collabore avec Oxfam pour informer sur les inégalités. Le fait d’avoir des réseaux sociaux ouverts favorise également ce phénomène. Certaines associations comme WWF qui bénéficient de partenaires publics (comme l’Agence française de développement, AFD), sont en outre soumises à l’injonction institutionnelle de mettre en valeur cette source de financement sur les médias sociaux.
Générer des changements profonds grâce à l’apprentissage de second ordre
Ces pratiques numériques n’ont bien sûr pas que des répercussions sur le réseau de partenaires. Elles influencent également les personnes abonnées qui suivent ces associations et intègrent leurs communications de différentes manières. Un lien entre pratiques numériques et type d’apprentissage que Cédric Gossart a également exploré grâce à un projet financé par l’Institut français du Monde associatif, IFMA.
La littérature fait état de deux grands types d’apprentissage, de « premier » et de « second ordre ». Le premier consiste à assimiler simplement des données factuelles : comprendre par exemple ce que signifie une augmentation de 2 °C d’ici la fin du siècle. C’est le cas de la campagne Action Solution de l’association Teragir qui propose un quiz sur le développement durable. « Avoir ces connaissances est important mais n’est pas vecteur d’engagement profond et de changements des comportements individuels », décrypte Cédric Gossart. « On peut avoir une très bonne connaissance du climat et prendre l’avion pour un week-end à New-York ; ce type de ‘schizophrénie’ est très répandu. D’où l’intérêt d’un apprentissage plus profond. »
L’apprentissage de second ordre amène effectivement à questionner les valeurs, l’identité, la vision du monde. Il entraîne un changement plus pérenne et cohérent, à l’image du collectif étudiant d’AgroParistech qui a appelé à « déserter » le milieu de l’agrobusiness. « La littérature est aujourd’hui de plus en plus critique envers la philosophie du Colibri [NDLR : démocratisée par l’essayiste et écologiste Pierre Rabhi] et les « petits gestes ». C’est très bien de couper l’eau quand on se brosse les dents, mais ce n’est pas cela qui va nous permettre de rester en dessous des 2°C », tranche le chercheur.
Parmi les projets numériques décrits par les associations EEDD étudiées, les apprentissages sont essentiellement de premier ordre. Toutefois, certaines comme Bloom parviennent à activer un apprentissage de second ordre, « typiquement, parce qu’elles n’utilisent pas le numérique juste pour communiquer », analyse Cédric Gossart. « Bloom a noué un partenariat avec un vidéaste pour un documentaire sur l’interdiction de la pêche électrique. Cette vidéo a été réalisée de manière à susciter des émotions et cela contribue à changer la vision des personnes ciblées. »
Co-construire pour une recherche plus opérationnelle
Le chercheur conclut globalement sur l’importance pour les associations de recruter des personnes formées au numérique : « il faut des compétences techniques pour utiliser ces outils, être capable de jouer sur les émotions et leur donner la direction voulue. » Au-delà de la production de connaissances académiques, Cédric Gossart souhaite vivement que l’ensemble de ces résultats d’études serve aux associations de l’ESS pour améliorer leur impact, grâce à des pratiques numériques performantes. « Si je travaille sur toutes ces recherches, c’est pour contribuer concrètement à un changement sociétal. »
Le chercheur plaide pour cela en faveur d’une recherche plus « active », basée sur la collaboration avec les associations, ainsi qu’il a pu l’expérimenter en co-construisant avec le directeur de Teragir le projet sur l’apprentissage de second ordre. « La recherche doit se faire avec les acteurs, plutôt que sur les acteurs », défend-il. « Pour cela, il faut travailler avec eux et les impliquer dans la construction de nos recherches. »