Le « new normal au travail » englobe toutes les mutations du monde professionnel liées à l’intégration des outils numériques et collaboratifs, accélérées par la crise de la Covid-19. Depuis 2022, l’Observatoire du new normal au travail caractérise et restitue ces changements tout en proposant des solutions d’accompagnement pour les entreprises. Pour sa troisième édition, l’étude continue de reporter les évolutions annuelles des thèmes récurrents, tout en explorant de nouveaux questionnements tirés des précédents enseignements.
« L’an passé, nous avons constaté un basculement de la notion « d’équipe » à la notion de « tribu ». Cette année nous avons donc voulu explorer la thématique du « collectif » et nous avons demandé aux membres de l’observatoire : « Qu’est-ce qu’un collègue pour vous aujourd’hui ? « », expose Aurélie Dudézert, professeure en management à Institut Mines-Télécom Business School, et co-fondatrice de l’observatoire, avec Florence Laval, chercheuse de l’IAE Poitiers.
La remise en question du collectif
Quatre grandes thématiques se sont distinguées au fil des échanges : le collectif dans le travail, l’entreprise et la flexibilité, le mode de management, et le travail sous l’angle des outils. Ces thèmes confirment une évolution marquante entre 2022 et 2023 : une grande lassitude face aux évolutions en cours. « Nous avons constaté un désenchantement très marqué qui ne porte pas, comme l’année précédente, sur les interrogations et déceptions des modes de travail proposés, mais plutôt sur ce qu’est l’entreprise », analyse Aurélie Dudézert.
En 2022, les membres de l’observatoire exprimaient encore une insatisfaction sur les méthodes d’organisation du travail avec, en creux, les problématiques liées à la maîtrise et à la robustesse des outils technologiques. En 2023, ces questions sont balayées par une remise en cause très forte du « faire ensemble » : les individus se positionnent en retrait par rapport au collectif incarné par l’entreprise, et le management ne dispose pas des outils pour contrebalancer cela.
Un détachement exacerbé par les outils numériques
En cause de cet ébranlement du « faire ensemble » : la difficulté à communiquer à l’ère du new normal. Le changement de paradigme imposé par l’arrivée de la crise de la Covid-19 a précipité l’adoption des outils numériques. D’une part, les échanges par media interposé sont souvent source de malentendus et génèrent de l’inconfort. D’autre part, ces échanges ont pris le pas sur le dialogue oral, conduisant à une attitude de travail productive, sans « perte de temps » avec les collègues. « Sauf que cette socialisation est essentielle pour mener une action collective ! », décrypte Aurélie Dudézert.
Cependant, la perte du lien collectif résulte d’un phénomène global qui puise ses sources bien avant la crise de la Covid-19. « Cette crise a été vécue très violemment par la majorité de la population, mais avant cela, les gens s’interrogeaient déjà beaucoup sur le sens du travail », relate la chercheuse. Pour elle, il ne s’agit pas pour autant d’un désengagement ou d’un manque de motivation : « Les individus sont engagés sur leurs tâches mais ne se préoccupent plus de la vision collective ou de ce qu’ils apportent à l’entreprise. Il n’y a plus d’attachement à l’organisation. »
En revanche, si le collectif dans le monde professionnel a pâti, l’émotionnel y est exacerbé, au sein des équipes notamment : « Les gens se serrent les coudes, mais ne travaillent qu’avec les collègues qu’ils apprécient. »
Le télétravail, source d’inégalités
Toujours au cœur des polémiques dans le new normal, le télétravail a lui-aussi sa part de responsabilité dans le désagrègement du collectif. Outre les problèmes de communication ou de compréhension habituellement pointés du doigt, le télétravail est désormais à l’origine d’un sentiment d’iniquité, voire d’injustice, de plus en plus marqué. La faute à un déploiement extrêmement variable en fonction des entreprises, des activités et des contrats.
Typiquement, le déséquilibre en usine, entre des équipes managériales autorisées à télétravailler et les équipes ouvrières qui n’en ont pas le droit, est naturellement source de tensions. Ce constat ne concerne pas que l’industrie, mais aussi par exemple, le secteur bancaire. « Beaucoup de gens ne peuvent pas faire de télétravail », rappelle Aurélie Dudézert. « Il y a des raisons imposées par leur activité mais aussi par des conditions de vie personnelles. »
Les travailleurs et travailleuses qui en bénéficient ne sont pas en reste, avec l’ajout d’une charge mentale parfois insoupçonnée. Les personnes autorisées à télétravailler, mais plus assidues que d’autres à se rendre sur site, sont par exemple plus à même d’être sollicitées par celles qui y travaillent en permanence, même sans lien hiérarchique entre elles. Autre exemple venant affecter le sentiment collectif, la diminution des espaces de travail pour compenser une moindre présence sur site. La cession de locaux amène généralement à des solutions de flex office qui alimentent auprès des individus le sentiment de ne plus avoir « leur place » au sein de leur entreprise.
Accompagner le changement de paradigme
Malgré la complexité de la mise en œuvre du télétravail, un retour au présentiel permanent parait difficilement concevable et pertinent. Face à ces conclusions, l’Observatoire du new normal au travail fournit des recommandations essentiellement axées sur la conciliation entre présentiel et distanciel. Les chercheuses et leur communauté s’accordent également sur l’importance des directions générales et des ressources humaines à s’emparer du problème. « Dans le new normal, tout a changé : l’espace, le temps, le lien… C’est un changement de paradigme aussi fort que le Taylorisme, et il a fallu énormément de temps pour accompagner cela », explicite Aurélie Dudézert.
Sur la question du collectif, malgré un tableau assez noir, la plupart des individus sont satisfaits et en tirent leur parti. La mobilisation des salariées et salariés autour de sujets forts et à enjeux, comme les sujets environnementaux, pourrait être un moyen de regonfler le sentiment collectif et d’associer l’entreprise à autre chose qu’un lieu de production. « Mais il faut aussi que cela ait un sens avec l’activité de l’organisation », alerte la chercheuse.
Les enseignements de cette année encouragent les deux fondatrices de l’observatoire dans leur volonté de pérenniser ce dispositif. « Les personnes interrogées éprouvent un grand soulagement à se retrouver et à partager ce qu’elles vivent, qui contrebalance généralement avec une grande solitude et une difficulté à parler de tout cela dans leur structure. C’est pourquoi il est nécessaire de maintenir cette réflexion sur les pratiques de travail, la collaboration et le management dans les organisations », souligne Aurélie Dudézert.