Silvère Bonnabel, l’automatique au service de l’industrie

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De l’aéronautique aux véhicules autonomes, les travaux de Silvère Bonnabel en automatique ont amélioré les systèmes de navigation de par le monde. Fil rouge de sa carrière : ses partenariats avec des industriels qui le stimulent pour développer de nouvelles théories mathématiques au plus près des applications pratiques. Pour ses travaux de recherche, il reçoit le prix Espoir IMT-Académie des sciences 2022.

Vous êtes spécialisé dans l’estimation d’état en automatique. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce domaine et en quoi consiste-t-il ?

Silvère Bonnabel : J’ai toujours beaucoup aimé les mathématiques ! Cela me semblait aussi important d’avoir un impact pratique en ingénierie. Le domaine de l’automatique – ou du contrôle – combine ces deux aspects. Il s’intéresse à des systèmes dynamiques (c’est-à-dire qui évoluent au cours du temps) issus de l’ingénierie, comme une fusée ou un réacteur pétrochimique. Le but du contrôle est de les asservir de sorte qu’ils accomplissent automatiquement certaines tâches. L’automatique a ainsi de nombreux usages industriels.

Pour contrôler un système, il est nécessaire de savoir estimer son état, c’est-à-dire évaluer à tout moment l’ensemble de ses paramètres physiques. Dans le cas d’une fusée, l’estimation d’état est assurée par un algorithme à bord qui combine diverses informations lui permettant de reconstituer sa position, sa vitesse et son orientation en vol. Cet algorithme évalue ainsi des écarts potentiels par rapport à la trajectoire de référence que doit suivre la fusée, qui peuvent ensuite être corrigés. L’estimation d’état est donc une étape nécessaire pour se replacer en cours de route dans des conditions de fonctionnement prédéfinies.

Vous commencez par un cursus d’ingénieur des mines, avant de réaliser votre thèse au milieu des années 2000 en automatique. Quelles étaient les problématiques de vos premiers travaux ?

SB : J’ai fait ma thèse sur deux aspects. La partie la plus conséquente portait sur des problèmes d’estimation de l’orientation des premières générations de mini-drones. Connaître l’orientation permet d’asservir les moteurs et de stabiliser l’appareil. Sans cela, le drone peut se retourner sur lui-même. Mes travaux de thèse ont contribué au développement d’une classe de méthodes mathématiques permettant d’estimer cette orientation, types de méthodes qui ont d’ailleurs sous-tendu la première génération de drones commerciaux à quatre rotors.

L’autre partie – en partenariat avec Total (désormais TotalEnergies) – portait également sur l’estimation d’état, mais appliquée à des réacteurs pétrochimiques à haute pression (2 000 bars) servant à produire des polymères de type plastiques spécifiques. Le but était de remonter aux opérateurs une information sur les concentrations des réactifs à l’intérieur du réacteur, qu’on ne sait pas mesurer directement, à partir de mesures de la température et des débits.

En 2011, vous rejoignez Mines ParisTech où vous poursuivez vos premiers travaux sur l’estimation d’état en automatique appliqués à la navigation. Au cœur des problèmes que vous abordez se trouve le filtre de Kalman. Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?

SB : Le filtre de Kalman est un algorithme d’estimation d’état qui a été développé par l’automaticien américain d’origine hongroise Rudolf Kalman. À la fin des années 1950, avant le lancement du programme Apollo, les ingénieurs de la NASA menaient déjà des études de faisabilité pour des missions lunaires. Un des verrous technologiques de l’époque était de se localiser dans l’espace. Or, les techniques existantes n’étaient pas adaptées au contexte d’application de la NASA : calculs trop coûteux ou précision insuffisante.

C’est alors que le professeur Kalman leur a présenté son algorithme temps réel d’estimation d’état. Il ne s’applique pas directement aux équations non-linéaires de la navigation spatiale, mais les ingénieurs de la NASA l’adaptent en inventant ce qu’on appelle aujourd’hui le « filtre de Kalman étendu ». II permet de localiser la fusée dans l’espace avec suffisamment de précision pour apporter les corrections de trajectoire nécessaires. Il est validé lors d’essais embarqués au cours des années 1960, puis permet les premiers alunissages.

Ce filtre est resté l’état de l’art pendant les cinquante dernières années en termes d’algorithme de localisation pour tout ce qui navigue avec des besoins de haute précision – de l’avion au sous-marin, en passant par les missiles et les fusées. Plus généralement, le filtre de Kalman a joué un rôle important dans les GPS et a contribué à la numérisation de l’industrie.

Cette méthode présente néanmoins des limites, qui sont à l’origine de votre long et fructueux partenariat avec Safran Electronics & Defense (anciennement Sagem). Quelle a été la problématique au début de cette collaboration ?

SB : Des ingénieurs de Sagem étaient intéressés par mes travaux de thèse sur l’estimation d’orientation, bien qu’ils travaillaient sur le domaine plus difficile de la navigation inertielle, que nous venons d’évoquer. Celle-ci consiste à utiliser des capteurs inertiels (accéléromètres et gyromètres) qui mesurent des accélérations et des taux de giration – aidés par divers autres capteurs, comme le GPS – pour se repérer dans l’espace avec une grande précision. Le problème était que la méthode du filtre de Kalman étendu rencontre ses limites dans certains contextes difficiles. En effet, elle part du principe que les erreurs à corriger sont initialement petites. Mais que se passe-t-il si elles sont grandes ? Pour aller plus loin, nous avons lancé ensemble la thèse d’Axel Barrau.

De la théorie aux partenariats, Silvère Bonnabel s’est attaché à améliorer nos systèmes de navigation.

Ensemble, vous parvenez à l’élaboration d’une nouvelle méthode aux importantes retombées théoriques et applicatives. Racontez-nous.

SB : Avec Axel Barrau – pendant sa thèse de 2012 à 2015 puis en tant que collègues – nous avons développé une théorie que nous appelons « filtre de Kalman étendu invariant ». Nous avons identifié une structure mathématique que personne n’avait détectée au sein des équations de la navigation inertielle. Il s’agit d’une structure de groupe qui offre une nouvelle façon de composer les variables d’état entre elles (position, vitesse, orientation). Elle permet alors de définir de nouvelles erreurs entre ce que l’on estime et la réalité et donc de construire un filtre de Kalman étendu alternatif.

Cette méthode nous permet d’obtenir les premières garanties mathématiques qu’une petite erreur initiale ne va pas s’amplifier avec le temps, et ce, dans une large classe de problèmes de localisation. Ces garanties n’ont jamais été apportées pour les filtres actuellement utilisés. De surcroît, le filtre de Kalman étendu invariant possède, en pratique, un comportement remarquable. Il apporte une robustesse en cas de grandes erreurs initiales, notamment pour certains problèmes de navigation connus pour mettre en difficulté le filtre de Kalman étendu classique.

Phénomène rare, ce résultat remplace déjà des méthodes installées depuis des dizaines d’années dans certains systèmes de navigation. Où trouve-t-on votre algorithme aujourd’hui ?

SB : Le premier produit industriel qui a intégré notre méthode est la boule gyrostabilisée Euroflir 410. Ce système de vision peut voir jusqu’à des kilomètres et équipe des drones tactiques ou des hélicoptères. Elle sert à la surveillance de feux de forêts, au sauvetage en mer, ou à des applications militaires où elle offre aux troupes une vision aérienne avec une grande capacité de zoom. Cette boule est capable de contrecarrer les mouvements de l’appareil volant pour stabiliser la vision sur un objet lointain. Elle a son propre système de localisation, permettant de géolocaliser tous les objets présents dans l’image.

Enfin, cette théorie est assez générale et s’applique à la navigation d’un large spectre de systèmes autonomes : mini-drones, robots sous-marins, véhicules à roues. La robotique mobile bipède commence également à l’intégrer. Côté entreprise, d’autres produits sont en cours de développement.

Vos travaux ont trouvé un parfait équilibre entre recherche fondamentale et appliquée. Comment l’expliquez-vous ?

SB : J’ai eu la chance de creuser des pistes qui avaient beaucoup de propriétés théoriques à découvrir. Et le domaine de la navigation inertielle, en apparence bien établi depuis 50 ans, recèle encore de problèmes difficiles pour lesquels ces méthodes ont eu du sens et un avantage. La collaboration avec les ingénieurs de Safran Electronics & Defense, ainsi que Safran Tech, m’a permis de mieux comprendre les enjeux pratiques de la navigation inertielle. À tel point que les problèmes que nous avions en tête au départ n’étaient pas ceux pour lesquels la méthode du filtre de Kalman étendu invariant est la plus pertinente. Cette réussite tient d’une fertilisation croisée assez rare dans l’industrie entre des problèmes pratiques complexes étudiés par des ingénieurs de haut niveau et des solutions théoriques mettant en œuvre des mathématiques avancées.

Vous avez mené d’autres travaux qui ont contribué à la numérisation de l’industrie. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

SB : Entre 2010 et 2014 environ, j’ai travaillé à l’automatisation des grues de chantier avec l’industriel français Potain (qui fait maintenant partie du groupe américain Manitowoc). J’ai adapté la théorie de la platitude, issue de l’École des Mines dans les années 1990. Ces recherches ont consisté à développer une semi-automatisation des grues en ajustant les commandes en vitesse du grutier de sorte qu’il n’y ait pas de balancement. En résultent des gains de sécurité et de productivité. Toutefois, même si le système est fonctionnel, breveté, et a convaincu les grutiers l’ayant essayé, les normes européennes qui limitent l’automatisation des grues – sans doute pour des questions de responsabilité – ne permettent pas encore, à ma connaissance, de déployer l’outil sur le terrain.

Sur quoi portent vos recherches actuelles ?

SB : Je travaille à l’intersection entre l’automatique et l’apprentissage machine. Avec Safran Electronics & Defense, je me concentre sur la navigation des véhicules autonomes. Lorsqu’un véhicule est en mouvement, il y a de nombreux paramètres qu’on ne maîtrise pas tel que le glissement des roues sur la route. En théorie, il n’est pas évident de savoir comment bien traiter l’information issue des odomètres (qui mesurent la vitesse des roues) dans un algorithme de navigation. Il est néanmoins possible de mettre en place des méthodes qui utilisent des données pour « apprendre » comment ces phénomènes affectent l’estimation d’état en fonction du mouvement du véhicule.

Je suis également conseiller scientifique de la start-up Offroad qui développe des outils de contrôle et de cartographie dans le domaine de la construction routière. Enfin, j’ai une collaboration suivie avec Thales sur le pistage radar qui me fournit d’intéressantes problématiques. En tout état de cause, l’automatique est une science fondamentalement motivée par les applications, et une partie de ma recherche reste alimentée par les besoins industriels. Ceux-ci me permettent de découvrir chaque fois de nouveaux problèmes et j’essaye toujours d’en profiter pour apprendre de nouveaux outils mathématiques.

Propos recueillis par Anaïs Culot.


Silvère Bonnabel, lauréat du prix Espoir IMT-Académie des sciences 2022

Depuis 5 ans, l’Institut Mines-Télécom et l’Académie des sciences récompensent des chercheurs s’étant distingués dans l’un des domaines scientifiques et technologiques suivants : transformation numérique dans l’industrie, ingénierie de l’énergie et de l’environnement, matériaux et fabrication. Chaque année, les deux institutions remettent deux prix :

  • Le Grand prix IMT-Académie des sciences – d’un montant de 30.000 euros – récompense un scientifique sur l’ensemble de ses travaux ;
  • Le prix Espoir IMT-Académie des sciences – d’un montant de 15.000 euros – distingue un scientifique de moins de 40 ans dans le cadre d’une innovation majeure.

En 2022, le Grand prix est attribué à Jean-Louis de Bougrenet, professeur en optique à IMT Atlantique, pour l’ensemble de ses travaux. Le prix Espoir est remis à Silvère Bonnabel, professeur à l’université de Nouvelle-Calédonie.

Découvrez les lauréats des éditions précédentes


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