Comment évaluer le risque industriel ?
Dans le domaine industriel, la question de la sûreté est primordiale. L’étude du risque constitue à ce titre un champ de recherche à part entière. Les expérimentations y sont particulièrement délicates à réaliser, entre explosions dangereuses et mesures complexes. Frédéric Heymes, chercheur à IMT Mines Alès sur le risque industriel, nous présente les particularités de ce domaine de recherche, et les nouveaux enjeux qu’il doit prendre en compte.
En quoi consiste la recherche sur la notion de risque industriel ?
Frédéric Heymes : Le risque est la probabilité d’occurrence d’un événement pouvant avoir des conséquences indésirables sur des enjeux. Nos recherches se déclinent en trois niveaux d’anticipation (comprendre, prévenir, protéger) et un niveau opérationnel (aider à gérer l’accident). Il faut comprendre ce qui peut se produire et il faut tout faire pour éviter qu’un évènement dangereux arrive réellement. Étant donné que l’accident reste inévitable, il faut anticiper des mesures de protections pour préserver au mieux les enjeux environnants des répercussions d’un accident. Et il faut aussi être en mesure d’intervenir efficacement. Les forces d’interventions et les acteurs amenés à gérer une catastrophe industrielle ont besoin d’outils de simulation pour prendre les bonnes décisions. La recherche en risques est multisectorielle et s’applique dans beaucoup de domaines différents (énergie, chimie, transports, pharmacie, agroalimentaire).
Quel est un exemple typique d’étude de risque industriel ?
FH : Dans l’ensemble, bien que mes recherches puissent traiter de thèmes très différents, elles sont essentiellement liées aux risques d’explosion. Cela implique de comprendre le phénomène et pourquoi il a surgi, pour empêcher qu’il ne se reproduise à nouveau. Notre laboratoire a la particularité de faire des essais expérimentaux sur le terrain pour des phénomènes dangereux qui ne sont pas réalisables en laboratoire.
À quoi ressemble une expérience sur le risque d’explosion ?
FH : En partenariat avec le groupe Total nous avons réalisé une expérience particulièrement impressionnante, quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant dans le monde. C’était une étude sur l’explosion d’eau surchauffée, sous très haute pression et à très haute température. C’est potentiellement dangereux car l’explosion libère une quantité d’énergie très importante. Total avait besoin de comprendre ce qui se passe dans ce cas et les conséquences à redouter. Réaliser cette expérience est un grand travail d’équipe et de logistique. C’est tout de suite très différent d’une manipulation de paillasse. Nous étions entre 5 et 8 personnes par essai, chacune avait son rôle et sa spécialité : acquisition des données, pilotage, caméras rapide, logistique, manutention. Nous avions besoin d’un prototype d’environ une tonne, que nous avons fait fabriquer par un chaudronnier. Déjà ça, ce n’est pas facile. Un chaudronnier s’engage à produire un matériel conforme et que l’on sait être fiable. Alors que pour nos recherches, nous savons que le prototype va exploser. Il faut alors réussir à rassurer le fabricant au niveau de la responsabilité.
Comment mettez-vous en place une telle explosion ?
FH : Il nous faut un terrain spécial pour réaliser l’expérience, et pour y avoir accès il est nécessaire de prouver que l’essai est parfaitement maîtrisé. Pour ces essais nous avons collaboré avec le Camp des Garrigues, un terrain militaire situé au Nord de Nîmes. La zone d’essais est sécurisée mais totalement vide ; un gros travail de préparation et de mise en place est nécessaire. De plus, les pompiers sont présents avec notre équipe. Il y a aussi une part importante de la recherche dédiée aux capteurs pour avoir des mesures précises. L’explosion dure moins d’une seconde. C’est un essai très court. Le plus souvent nous n’avons accès au terrain que pendant une période assez courte, ce qui implique d’enchaîner les essais sans arrêt. C’est aussi beaucoup de stress : nous savons que la moindre erreur peut amener à des conséquences dramatiques.
Que se passe-t-il à la suite de cette étude ?
FH : Le but de cette recherche était d’étudier les conséquences d’une telle explosion sur l’environnement proche. Cela offre une compréhension approfondie de l’évènement permettant à ceux concernés de prendre des mesures d’action pertinentes. Nous obtenons alors des informations sur l’explosion et les dégâts qu’elle cause et sur la taille de la zone endommagée. Aussi, nous observons si cela peut donner lieu à une onde de choc ou à l’expulsion de projectiles, et le cas échéant, nous étudions leurs impacts.
Ça vous arrive de ne pas pouvoir réaliser les essais nécessaires pour une recherche ?
FH : Oui, c’était le cas d’une étude sur le risque d’explosion de réservoirs de propane lors de feux de forêts. Idéalement, il faudrait piloter des feux de forêts réels et exposer des réservoirs de propane à cet aléa. Mais ça, c’est interdit, et extrêmement dangereux. C’est un véritable casse-tête, et nous devons finalement découper le projet en deux pour étudier chaque partie séparément. Nous obtenons alors des résultats que nous pouvons mettre en lien par la modélisation. D’un côté nous avons les feux de forêts pour lesquels il faut prendre en compte énormément de variables : la force et le sens du vent, le degré de la pente, le type d’espèces dans la végétation, etc. De l’autre côté, c’est la mécanique des fluides et la thermodynamique qui nous intéressent, pour savoir ce qui se passe à l’intérieur des réservoirs de propane.
Quels résultats avez-vous tirés de cette étude ?
FH : Nous sommes arrivés à la conclusion que le réservoir de gaz ne risquait pas d’exploser si les règles de débroussaillement sont respectées. En zone d’habitat près de la forêt, il y a des régulations sur l’entretien et notamment le débroussaillement. Cependant, si ces règles-là n’étaient pas respectées, cela remettrait en cause la sûreté. Nous avons donc suggéré un élément de protection avec de bonnes propriétés thermiques et de résistance aux flammes pour protéger les réservoirs dans des scénarios non conformes à la règlementation.
Quels enjeux actuels pour le risque industriel ?
FH : La recherche dans le domaine du risque industriel a vraiment décollé dans les années 70. Il y a eu un certain nombre d’accidents industriels mettant en évidence la nécessité d’anticiper les risques, ce qui a favorisé une recherche très importante pour mieux prévenir et protéger. Mais aujourd’hui, toutes les filières énergétiques évoluent et il y a de nouveaux risques à prendre en compte. Des filières se créent et soulèvent de nouvelles problématiques, comme celle de l’hydrogène par exemple. L’hydrogène est un vecteur énergétique très intéressant car son utilisation ne produit que de l’eau, et donc pas de dioxyde de carbone. Mais c’est un composé dangereux car très inflammable et explosif. La question est d’organiser le mieux possible les filières de l’hydrogène (production, transport, stockage, utilisation). Comment déployer au mieux l’hydrogène sur le territoire en minimisant les risques ? C’est une question qui mérite réflexion. Un travail de recherche transdisciplinaire est en phase de démarrage sur ce sujet avec d’autres partenaires de l’IMT dans le cadre du Carnot HyTrend.
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La transition énergétique et environnementale apporte donc son lot de nouveaux risques à étudier ?
FH : Oui, et le réchauffement climatique est aussi un champ de recherche actuel. Pour en revenir aux feux de forêts, ils deviennent plus fréquents et cela suscite des interrogations. Comment faire face à une augmentation du nombre de ces aléas? Une solution est d’envisager des scénarios d’autoprotection passive, c’est-à-dire réduire la vulnérabilité d’un enjeu par des améliorations technologiques par exemple. La transition énergétique se traduit par de nouvelles technologies mais aussi par de nouveaux usages. Comme je le disais précédemment, l’hydrogène est un composé chimique dangereux, mais ceci est connu depuis très longtemps. Par contre son déploiement opérationnel dans le cadre de la transition énergétique soulève de nombreuses questions.
Comment faire face à ces nouveaux risques ?
FH : La notion de nouveau risque industriel est pleinement liée à notre évolution sociale et technologique. Qui dit évolution dit nouveaux risques. Et ceux-ci sont difficiles à anticiper étant donné qu’il est déjà très difficile d’anticiper notre évolution. Mais celle-ci apporte aussi de nouveaux outils : l’intelligence artificielle par exemple. Nous pouvons maintenant assimiler des tas de données et en extraire très rapidement des résultats utiles et pertinents pour reconnaître une situation anormale, potentiellement dangereuse. L’intelligence artificielle permet également de dépasser certains verrous technologiques. Par exemple, nous menons actuellement un travail de recherche avec Mines ParisTech sur de la prédiction du comportement hydrodynamique d’une fuite de gaz par des méthodes d’intelligence artificielle, avec une vitesse de calcul et une précision jusqu’à présent inégalées.
Comment s’organise la recherche avec les acteurs du monde industriel sur ce sujet ?
FH : Les recherches peuvent naître d’un partenariat avec des organismes de recherche, comme l’IRSN (Institut de Radioprotection et de sûreté nucléaire). Lors du démantèlement d’une centrale, bien qu’il n’y ait plus de matière fissile, des poussières métalliques résiduelles peuvent potentiellement s’enflammer. Il est alors nécessaire de comprendre ce qui peut arriver pour agir en conséquence au niveau de la sûreté. Mais le plus souvent, je collabore directement avec des industriels. En France, ils sont tenus de maîtriser les risques inhérents à leur activité. Il y a donc une certaine pression administrative pour progresser sur ces questions, avec parfois des questions de recherche. Mais très souvent aussi ce n’est pas la pression administrative qui pilote les investissements mais de profondes motivations pour réduire les risques.
Ce qui est assez particulier dans ce domaine de recherche c’est que nous avons une liberté totale pour étudier le sujet et une liberté totale dans la publication. C’est vraiment propre au domaine du risque. Il y a en général un partage très facile des résultats, souvent mis en commun dans la publication pour que les « concurrents » puissent en profiter aussi. Cela arrive assez régulièrement aussi que plusieurs entreprises du même secteur se groupent pour financer une étude, car elle bénéficie à tous.
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