Véronique Bellon-Maurel, du capteur infrarouge à l’agriculture numérique
La mesure et la quantification ont orienté toute la carrière scientifique de Véronique Bellon-Maurel. Pionnière de la spectroscopie en proche-infrarouge, ses travaux l’ont amené de l’analyse des fruits à l’agriculture numérique. Au fil de ses travaux fondamentaux, Véronique Bellon-Maurel a contribué à l’optimisation de nombreux procédés industriels. Aujourd’hui directrice de l’Institut Convergences multipartenaires #DigitAg, elle reçoit le Grand Prix IMT-Académie des sciences 2019. Dans cette interview-fleuve, elle retrace avec nous les grandes étapes de sa carrière et nous détaille ses travaux-phares.
Vous avez débuté votre carrière de chercheuse en travaillant sur les fruits. En quoi consistaient vos travaux ?
Véronique Bellon-Maurel : La problématique de ma thèse était de mesurer le goût des fruits sur des chaînes de tri. Je devais satisfaire des contraintes industrielles, notamment en matière de cadence : trois fruits par seconde ! La meilleure approche consistait à utiliser la spectroscopie proche infrarouge pour mesurer le taux de sucre, indicatif du goût. Or, au moment où j’ai commencé ma thèse à la fin des années 1980, il fallait une à deux minutes aux spectromètres pour scanner un fruit. J’ai proposé de travailler en très proche infrarouge, c’est-à-dire des rayonnements différents de l’infrarouge utilisé jusqu’alors, ce qui permettait d’utiliser de nouveaux types de détecteurs, très rapides et très peu coûteux.
C’est donc là que vous avez commencé à travailler sur la spectroscopie en proche infrarouge (SPIR), qui est devenue votre spécialité par la suite. Que se cache-t-il derrière cette technique au nom complexe ?
VBM : La spectroscopie en proche infrarouge, ou SPIR, est une méthode d’analyse de la matière. Elle permet d’obtenir des informations sur les caractéristiques chimiques et physiques d’un objet simplement en l’éclairant avec de la lumière infrarouge, qui va traverser l’objet et se charger d’information. Par exemple, lorsque vous collez votre doigt sur la lampe-torche de votre smartphone, vous observez une lumière rouge qui ressort. Cette lumière est rouge parce que l’hémoglobine a absorbé toutes les autres couleurs de la lumière d’origine. Vous avez donc de l’information sur la matière que la lumière a traversée. La SPIR, c’est la même chose, sauf que nous utilisons des rayonnements particuliers à des longueurs d’onde qui sont situées juste après le spectre visible.
Parmi toutes les méthodes d’analyse de la matière, qu’est-ce que la SPIR a de particulier ?
VBM : Les ondes du proche infrarouge traversent facilement la matière. Beaucoup plus facilement que les ondes infrarouges « classiques » dites de « moyen-infrarouge ». Elles sont produites par des sources simples comme le soleil ou des lampes halogènes. La technique est donc disponible facilement et n’est pas nocive : on l’utilise sur le crâne des bébés pour évaluer le taux d’oxygénation de leur cerveau ! Mais lorsque j’ai débuté ma carrière, la SPIR avait de gros inconvénients. Le signal que l’on obtient est extrêmement encombré, car il contient des informations sur les composantes physiques et sur les composantes chimiques de l’objet.
Qu’entendez-vous par « un signal encombré » ?
VBM : Concrètement, vous obtenez des courbes en forme de collines et la forme des collines dépend à la fois de la composition chimique et des caractéristiques physiques de l’objet. Vous avez une énorme colline caractéristique de l’eau. Et le pic caractéristique du sucre, qui vous permettrait de calculer son taux dans un fruit, se cache derrière. Ça, c’est la composante chimique du spectre obtenu. Mais la taille des collines dépend aussi des caractéristiques physiques de votre matière, comme la taille des particules ou des cellules qui la composent, des interfaces physiques — parois des cellules, globules — la présence d’air… Etre capable d’extraire uniquement l’information qui nous intéresse est un vrai challenge !
L’un de vos premiers résultats importants sur la SPIR a été de justement séparer la composante physique et la composante chimique sur un spectre. Comment avez-vous fait ?
VBM : L’enjeu principal à l’origine était de s’affranchir de la composante physique, qui peut être très gênante. Par exemple, la lumière traverse l’eau, mais pas l’écume de l’eau que l’on voit blanche, alors que ce sont les mêmes molécules ! Selon que la lumière passe par l’écume ou non, l’observation — donc le spectre — va complètement changer. Fabien Chauchard est le premier doctorant avec qui j’ai travaillé là-dessus. Pour mieux comprendre ce phénomène optique, qu’on appelle la diffusion, il est allé au Lund Laser Center, en Suède. Il disposait là-bas de caméras très spécifiques : les caméras « à temps de vol », ultra-rapides, qui sont capables de capters les photos « au vol ». On envoie des photons sur un fruit dans un laps de temps extrêmement court et on récupère les photons qui en ressortent au fur et à mesure car ils ne ressortent pas en même temps. Dans nos expériences, si on plaçait un émetteur et un récepteur sur un fruit à une distance de 6 millimètres, à la sortie certains photons avaient parcouru plus de 20 centimètres ! Ils avaient été réfléchis, réfractés, diffractés… à l’intérieur du fruit. Ils n’avaient pas du tout voyagé en ligne droite. Cela a donné lieu à une innovation, la SRS, pour spatially resolved spectroscopy, de la société Indatech que Fabien Chauchard a monté en sortie de thèse.
Nous avons cherché d’autres montages optiques pour séparer le « chimique » du « physique ». Une autre doctorante, Alexia Gobrecht, avec qui je travaillais sur les sols a eu l’idée d’utiliser de la lumière proche-infrarouge polarisée. Si les photons pénètrent dans le sol, ils perdent leur polarisation. Ceux qui ont seulement voyagé en surface la conservent. En faisant la différence entre les deux, on récupère des spectres qui ne dépendent que de la composante chimique. Ces recherches sur la séparation des composantes chimiques et physiques ont été poursuivies au laboratoire, même après que j’ai arrêté de travailler dessus. Aujourd’hui, mes collègues savent très bien identifier ce qui relève de la composante physique du spectre, et ce qui relève de la composante chimique. Et il apparait que connaître cette composante physique s’avère utile ! Alors qu’il y a 20 ans, on cherchait avant tout à s’en débarrasser.
De l’étude des fruits, vous êtes passée à l’étude des déchets après ces travaux. Pourquoi avez-vous changé de domaine d’application ?
VBM : Avec l’entreprise Pellenc SA, nous avions travaillé sur le tri des fruits depuis les années 1995, puis sur des détecteurs de maturité du raisin. Au fil du temps, Pellenc est passée sur la caractérisation des déchets en vue du tri, à partir des connaissances en infrarouge développées sur le tri des fruits. Ils ont donc fait appel à nous, avec à nouveau une problématique de cadence, mais cette fois-ci bien plus élevée. Un tapis roulant avance à la vitesse de plusieurs mètres par seconde. En réalité, les domaines d’application de mes recherches étaient déjà variés. En 1994, alors que je travaillais encore sur les fruits avec Pellenc, j’avais également des projets sur les plastiques biodégradables. La SPIR permettait des mesures de qualité pour de nombreux procédés industriels. J’étais Madame capteurs infrarouge !
« J’étais Madame capteurs infrarouge ! »
– Véronique Bellon-Maurel
Vos travaux sur les plastiques étaient parmi les premiers dans la communauté scientifique concernant la biodégradabilité. Quels ont été vos apports à ce sujet ?
VBM : 1990, c’était le tout début des plastiques biodégradables. Notre question était de savoir si nous pouvions mesurer la biodégradabilité d’un plastique, afin de dire avec certitude : « ce plastique est réellement biodégradable, celui-là ne l’est pas ». Et ceci le plus rapidement possible, donc pourquoi pas avec la SPIR ? Mais dans un premier temps nous avons dû définir la notion de biodégradabilité, avec un test de laboratoire. Pendant 40 jours, les plastiques étaient mis dans des réacteurs en contact avec des micro-organismes, et nous mesurions leur dégradation. Nous cherchions aussi à voir si ce test était représentatif d’une biodégradabilité en milieu réel, dans le sol. Nous avons enterré des centaines d’échantillons dans des parcelles et des régions différentes et nous les déterrions tous les 6 mois afin de comparer la biodégradation réelle à la biodégradation en laboratoire. Nous avons cherché à savoir si la mesure SPIR permettait d’aboutir au même résultat, à savoir estimer la cinétique de dégradation d’un plastique biodégradable… et ça a marché. Au final, ces travaux de référence sur la biodégradabilité des plastiques ont été une pierre apportée à l’industrialisation et au déploiement des plastiques biodégradables, que l’on retrouve aujourd’hui dans les supermarchés.
Dans ces recherches, était-ce toujours la SPIR qui vous occupait ?
VBM : Le cœur de mes travaux à ce moment était la caractérisation rapide — physique ou chimique — et non destructive des produits. La SPIR était un bon outil pour cela. Nous l’avons encore mise à contribution par la suite sur les ordures ménagères déshydratées, pour évaluer le potentiel de méthanisation d’un déchet. Avec le laboratoire de biotechnologie de l’environnement de Narbonne, et IMT Mines Alès, nous avons mis au point une méthode « flash » pour savoir très rapidement la quantité de bio-méthane qu’un déchet peut libérer, à partir de la SPIR. Ces travaux ont été transférés à la société Ondalys par la suite, créée par Sylvie Roussel, une de mes anciennes doctorantes. Mon collègue Jean-Michel Roger continue de travailler avec eux pour faire la même chose sur des déchets bruts, ce qui est plus difficile.
De l’agroalimentaire, vous avez donc progressivement glissé sur des thématiques environnementales ?
VBM : Oui, mais ce n’est pas seulement un changement de thématique, c’est aussi une montée en complexité. Dans un fruit, la composition est contrainte par la génétique, chaque composant variant dans une fourchette connue. Dans un déchet, ce n’est pas le cas ! La métrologie environnementale était plus intéressante à ce titre que la métrologie pour l’alimentaire. J’ai continué de monter en complexité d’ailleurs en passant sur la problématique des sols. Je me suis demandée s’il était possible de mesurer le taux de carbone dans le sol facilement. Je suis donc partie en Australie dans un laboratoire spécialisé de l’université de Sydney. Pour moi, toutes ces recherches relèvent de la même philosophie : si vous voulez améliorer quelque chose, il faut le mesurer !
Plus de SPIR à partir de ce moment alors ?
VBM : Un peu moins car je suis passée des capteurs à l’évaluation. Là encore il faut le voir comme une continuité : quand les capteurs ne suffisent plus, comment mesurez-vous ? Il faut alors mettre au point des méthodes d’évaluation. Mesurer la biodégradabilité d’un plastique, c’est bien, mais est-ce suffisant pour dire que ce plastique biodégradable est peu impactant sur l’environnement ? Non, c’est l’ensemble du système qui doit être analysé. J’ai commencé à travailler sur l’analyse du cycle de vie [ACV] en Australie, en partant du constat que les méthodes d’ACV étaient peu adaptées à l’agriculture : elles ne tenaient pas compte de l’eau, ou des notions d’occupation de l’espace… Sur cette base, nous avons fait évoluer le cadre de l’ACV pur créer la notion d’ACV territoriale, qui n’existait pas, et qui permet aujourd’hui de faire l’évaluation environnementale d’un territoire, de comparer des scénarios d’évolution de ce territoire. Ce qui m’intéressait beaucoup là-dedans, c’est comment utiliser les données issues de systèmes d’information et de capteurs pour construire le modèle le plus fiable et reproductible possible? Je voulais les évaluations les plus exactes possibles. C’est comme cela que je suis arrivée à l’agriculture numérique qui m’occupe aujourd’hui.
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En 2013 vous avez en effet fondé #DigitAg, un institut dédié à cette thématique. Quelles recherches y sont menées ?
VBM : Le rapport « Agriculture – Innovation 2025 » remis au gouvernement en 2015 précisait un besoin de structurer la recherche française sur le sujet de l’agriculture numérique. Nous avons saisi l’opportunité de la création des Instituts Convergences en créant #DigitAg, l’Institut Convergence Agriculture Numérique. C’est un des dix instituts financés par le programme d’investissements d’avenir. Ils sont tous créés pour travailler sur un enjeu émergent et majeur dans une démarche interdisciplinaire. Dans #DigitAg, nous convoquons les sciences de l’ingénieur, du numérique, la biologie, l’agronomie, l’économie, les sciences sociales, humaines et de gestion… Notre objectif est de créer les socles de connaissance pour que l’agriculture numérique se développe de façon harmonieuse. L’enjeu est de développer des technologies mais aussi d’anticiper comment elles seront utilisées et comment cet usage transformera l’agriculture : il faut prévoir les usages des technologies et leurs impacts pour s’engager dans des voies vertueuses et éviter les mésusages. En ce sens, j’ai aussi monté un living lab, Occitanum — pour Occitanie Agroécologie Numérique — qui démarrera mi-2020. Nous associons les parties prenantes pour évaluer les valeurs d’usage des technologies et comprendre les processus d’innovation. C’est une façon de faire la recherche et de l’innovation différemment, en intégrant la composante humaine.
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