Souveraineté numérique : l’Internet russe peut-il se couper du reste du monde ?

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Quel contrôle des frontières numériques en Russie ? Photo : Wikimedia, CC BY-SA

Cet article a été initialement publié sur The Conversation, média en ligne collaboratif et international d’expertise scientifique dont l’IMT est partenaire.
Tribune rédigée par Benjamin Loveluck (Télécom ParisTech), Francesca Musiani (Sorbonne Université), Françoise Daucé (EHESS), et Ksenia Ermoshina (CNRS).

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[dropcap]L[/dropcap]’infrastructure Internet obéit à un principe d’internationalisation des équipements et des flux de données et d’information. Les parties d’Internet qui se trouvent physiquement sur chaque territoire national ont besoin de ressources physiques et informationnelles hébergées sur d’autres territoires pour pouvoir fonctionner. Cependant, dans ce contexte mondialisé, la Russie œuvre depuis 2012 à l’augmentation progressive des contrôles nationaux sur les flux d’information et les infrastructures, dans une atmosphère de méfiance politique croissante à l’égard des mouvements protestataires à l’intérieur du pays et de ses partenaires internationaux à l’extérieur. De nombreuses lois ont déjà été votées en ce sens, comme celle en vigueur depuis 2016 obligeant les entreprises traitant des données de citoyens russes à les stocker sur le territoire national, ou encore celle encadrant l’utilisation des réseaux privés virtuels (VPN), proxys et outils d’anonymisation depuis 2017.

En février 2019, un projet de loi dit « sur l’isolement du segment russe de l’Internet » a été adopté en première lecture à la Douma (334 voix pour contre 47 contre) à l’initiative des sénateurs Klichas et Bokova et du député Lugovoï. Dans la note d’intention qui accompagne ce texte, il est précisé qu’il répond au « caractère agressif de la stratégie pour la cybersécurité nationale des États-Unis » adoptée en septembre 2018. Le projet porte principalement sur deux points : le contrôle du système de noms de domaine (DNS, le système d’adressage de l’Internet) et le routage du trafic, le mécanisme qui sélectionne des chemins dans le réseau Internet pour que les données soient envoyées d’un expéditeur à un ou plusieurs destinataires.

La Russie veut se libérer des contraintes étrangères

Parmi les préconisations, figurent notamment deux mesures clés. La première est la création par la Russie de sa propre version du DNS, pour pouvoir fonctionner si les liens vers les serveurs situés à l’international sont coupés – aucune des douze entités actuellement responsables des serveurs racines du DNS n’étant située sur le territoire russe. La deuxième consiste, pour les fournisseurs d’accès Internet (FAI), à montrer qu’ils sont en mesure de diriger les flux d’information exclusivement vers des points de routage contrôlés par le gouvernement, qui devraient filtrer le trafic pour que seules les données échangées entre les Russes atteignent leur destination.

Cette législation est la pierre angulaire des efforts du gouvernement russe visant à promouvoir leur « souveraineté numérique » ; selon les législateurs russes, il est souhaitable de développer une façon d’isoler l’Internet russe sur commande, qui permettrait de répondre par l’autosuffisance aux agissements de puissances étrangères et de garantir la continuité de son fonctionnement. Inversement, une telle configuration faciliterait aussi les possibilités de blocage de tout ou partie des communications.

L’état russe n’est évidemment pas le seul à viser une plus grande capacité de contrôle sur le réseau. L’Iran essaie de faire de même depuis des années, et la Chine bien sûr avec le « Great Firewall of China ». De nombreux états cherchent à renforcer leur autorité sur « leur » Internet, au point dans certains cas de couper partiellement voire totalement le réseau (des mesures connues en anglais comme « shutdowns » ou « kill switch »). Ce fut le cas en Égypte lors de la révolution de 2011, au Congo récemment à l’occasion des élections, et c’est aussi régulièrement le cas dans certaines régions de l’Inde.

Dans le prolongement de ces projets législatifs, une initiative récente, rendue publique le 12 février dernier par l’agence de presse russe TASS, a suscité une attention particulière. Sous l’impulsion de l’état russe, un groupe qui réunit les principaux opérateurs télécoms publics et privés (piloté par Natalya Kasperskaya, la co-fondatrice de la célèbre entreprise de sécurité Kaspersky), a décidé de conduire un test afin de couper temporairement l’Internet russe du reste du réseau mondialisé et notamment du World Wide Web. Cela arrivera en principe avant le 1er avril, date limite pour présenter des amendements au projet de loi, qui demanderait aux FAIs russes d’être en mesure de garantir leur capacité à fonctionner de façon autonome du reste du réseau.

Des implications techniques, économiques et politiques

Cependant, et au-delà de la charge symbolique que peut revêtir une autonomisation par la déconnexion d’un pays aussi important, de nombreuses raisons d’ordre technique, économique mais aussi social et politique, plaident en défaveur de telles tentatives, à la fois pour l’Internet mondial et russe.

D’un point de vue technique, même si la Russie essaie d’anticiper un maximum cette déconnexion, des effets inattendus se produiront inévitablement si elle cherche à se séparer du reste du réseau mondial, en raison du degré d’interdépendance de ce dernier au-delà des frontières nationales et à tous les niveaux de protocoles. Il faut préciser ici que, contrairement à la Chine qui a pensé et conçu son réseau avec un projet bien précis de gouvernance centralisée en interne, la Russie compte plus de 3 000 FAIs, et une infrastructure ramifiée et complexe, avec de nombreuses connexions physiques et économiques avec l’étranger. Dans ce contexte, il est très difficile pour les FAI et les autres opérateurs Internet de savoir précisément à quel degré et comment ils dépendent d’autres composantes infrastructurelles (points d’échange de trafic, réseaux de distribution de contenu, data centers, etc.) au-delà de leurs frontières. Cela pourrait conduire à des problèmes très importants – non seulement pour la Russie elle-même mais également pour le reste du monde.

Le test pourrait notamment poser des difficultés pour les autres pays qui acheminent le trafic à travers la Russie et ses infrastructures – quelque chose qu’il est difficile de connaître a priori. Les effets du test seront certes suffisamment étudiés et anticipés pour ne pas mener à une véritable catastrophe (par exemple, compromettre pendant longtemps le fonctionnement d’une importante infrastructure de transport ou autre). Mais les conséquences probables seraient plutôt le dysfonctionnement ou le ralentissement de sites Web fréquemment utilisés par l’utilisateur lambda. La plupart d’entre eux fonctionnent en effet à partir de multiples serveurs situés de façon distribuée sur la surface du globe. Le magazine Wired prend l’exemple d’un site d’information qui pourrait dépendre « d’un serveur cloud d’Amazon Web Services, un logiciel de traçage de Google, et un plug-in Facebook pour laisser des commentaires », tous les trois opérant en dehors de la Russie.

Sur le plan économique, en raison de l’infrastructure complexe de l’Internet russe et de ses liens très forts avec le reste de la toile, un tel essai serait difficile et coûteux à mettre en œuvre. La Cour des comptes russe s’est très récemment opposée à cette législation au motif que cela entraînerait une augmentation des dépenses publiques, nécessaires pour aider les opérateurs à mettre en œuvre la technologie et à engager du personnel supplémentaire au sein de Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, qui ouvrira un centre pour la supervision et l’administration du réseau de communication. Le ministère des Finances s’inquiète aussi des coûts entraînés par ce projet. La mise en œuvre de la loi pourrait coûter cher aux entreprises et favoriser la corruption.

Enfin, du point de vue des libertés politiques, la nouvelle initiative suscite la mobilisation des mouvements citoyens. La « souverainisation » porte des risques de censure encore accrus. Le système devrait être supervisé et coordonné par l’agence de surveillance des communications de l’État, Roskomnadzor, qui centralise déjà le blocage de milliers de sites web – et notamment des sites d’information critiques. La mise en œuvre de ce projet élargirait les possibilités d’inspection et de censure du trafic en Russie, affirme l’association Roskomsvoboda. Comme évoqué plus haut, il pourrait faciliter la possibilité de couper l’Internet ou de contrôler certaines de ses applications, comme Telegram (que le gouvernement russe a cherché à bloquer sans succès au printemps 2018). Un essai d’une telle coupure ou « Internet black-out » a eu lieu en République d’Ingouchie, dans le cadre d’une mobilisation de masse en octobre 2018 où le gouvernement avait réussi à couper presque totalement le trafic. Une manifestation « contre l’isolation du runet » a rassemblé 15 000 personnes à Moscou le 10 mars 2019 à l’initiative de nombreux mouvements et partis de défense des libertés en ligne, témoignant des inquiétudes qui s’expriment dans la société.

Est-il possible de divorcer de l’Internet mondial aujourd’hui, et avec quelles conséquences ? Il est difficile d’anticiper toutes les implications de changements aussi importants sur l’architecture globale d’Internet. Lors de la discussion du projet de loi à la Douma, le député Oleg Nilov, du parti Russie juste, a qualifié l’initiative de « Brexit numérique » dont souffriront d’abord les simples utilisateurs en Russie. Comme on a pu le voir (et étudier) à nombre d’occasions dans un passé récent, les infrastructures des réseaux d’information et de communication sont devenus des leviers décisifs dans l’exercice du pouvoir, sur lesquels les gouvernements comptent bien peser de tout leur poids. Mais comme ailleurs, l’espace numérique russe est de plus en plus complexe, et les résultats des expérimentations isolationnistes en cours y sont plus que jamais imprévisibles.

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The Conversation

Francesca Musiani, Chargée de recherche, CNRS, Institut des sciences de la communication, ISCC, Sorbonne Université; Benjamin Loveluck, Maître de conférences, Télécom ParisTech – Institut Mines-Télécom, Université Paris-Saclay; Françoise Daucé, Directrice d’études, École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et Ksenia Ermoshina, Docteure en socio-économie de l’innovation, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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