Débat : Pouvoir d’achat et taxe carbone, l’obsolescence des catégories politiques

,
gilets jaunes

Fabrice Flipo, Institut Mines-Télécom Business School

[divider style= »dotted » top= »20″ bottom= »20″]

[dropcap]S[/dropcap]ocial et écologie : beaucoup rêvent de concilier les deux mais peu ont la solution. Les « gilets jaunes » viennent d’ailleurs le leur rappeler, eux qui ne se sont reconnus dans aucune proposition, ni politique ni syndicale, ni même associative.

Alors que faire ? Sommes-nous condamnés à l’échec ? L’étude des grandes idées politiques peut aider à sortir de l’ornière.

Avec les « gilets jaunes », la question classique des modes de vie est à l’ordre du jour sous un angle inattendu. La revendication première est le pouvoir d’achat, mais les observations tout comme les sondages montrent un souci envers la question du climat. Comment faire ? Comment articuler social et écologie ?

« Être pauvre » en France et ailleurs

Revenons aux grands déterminants de l’enjeu.

Rappelons d’abord, si l’on fait abstraction de la redistribution via l’impôt, que le pouvoir d’achat est déterminé par deux composantes principales : les revenus et le patrimoine. Concernant les revenus, les 10 % les plus riches en France ont touché autour de 300 milliards, tandis que les 10 % les moins riches n’obtenaient que 10 fois moins. Et encore, ce chiffre masque une progression faible des salaires pour la plus grande partie de la population ; les cadres sont les seuls à voir leurs revenus fortement progresser avec le temps.

Concernant le patrimoine, les inégalités sont bien plus importantes : les 50 % des plus pauvres de la population détiennent 8 % du patrimoine ; mais ceux qui représentent 1 % des plus riches en possèdent 17 % (et l’on atteint 50 % pour les 10 % les plus fortunés). D’où un patrimoine moyen de 16 000 euros pour les ouvriers non qualifiés. Et encore, nous avons seulement évoqué des moyennes. Les exemples individuels de réussite sont bien plus frappants.

Bernard Arnault gagne ainsi 3,5 millions d’euros au titre de ses activités chez LVMH ; un salaire comparable au footballeur Kylian Mbappé avec ses 2 millions d’euros mensuels. Bernard Arnault gagne donc un smic toutes les quatre minutes. Il possède également un patrimoine de 73 milliards, qui lui rapporte 300 millions d’euros en dividendes, soit 100 fois son salaire chez LVMH. C’est un cas extrême, dira-t-on. Mais c’est une réalité visible dans une France où, aujourd’hui, beaucoup peinent à joindre les deux bouts.

À un second niveau se pose le problème des « nécessités » pour reprendre l’expression de Marx, à savoir ce qui est considéré comme nécessaire pour vivre. L’inflation est certes faible, mais le prix du panier des biens jugés indispensables augmente. Le coût du numérique est par exemple venu s’ajouter à tout le reste.

Le baromètre du Secours populaire français le montre : « être pauvre » en France se situe à un niveau de revenu toujours plus élevé ; il est aujourd’hui de 1 118 euros quand le smic net est à 1 150 euros. Toucher le smic aujourd’hui en France, ce n’est être qu’à 32 euros au-dessus de ce qui est jugé comme le seuil de pauvreté.

Ce seuil est à comparer avec celui à partir duquel on entre dans la « classe moyenne mondiale » en reprenant les mêmes statistiques que celles utilisées en France : ce niveau se situe entre 4 000 et 6 000 euros par an, soit entre 300 et 500 euros mensuels.

Le prix Nobel d’économie Amartya Sen l’avait bien souligné : la pauvreté est un rapport social et, dans ce domaine, les repères sont encore largement nationaux. La conclusion qui découle facilement de ces constats est que la majorité des Français sont pris entre les deux mâchoires d’un ciseau, celui qui permet de gagner l’argent et celui qui commande comment le dépenser.

1 000 000 tonnes de CO2 pour Bernard Arnault

Essayons de traduire ces informations sur le plan climatique et énergétique.

Sur la base de plusieurs études, l’économiste Jean Gadrey estime « avec les moyens du bord » que 1 % des Français les plus riches émet environ 160 tonnes de carbone par an et par personne, contre 4 tonnes pour les 10 % les plus pauvres. Le 10 % le plus pauvre de la population émet donc 28 millions de tonnes, contre 112 millions pour le 1 % le plus riche (sur une base de 70 millions).

Et en suivant le même genre de calcul, on peut établir que Bernard Arnault émet 1 000 000 tonnes à lui seul (si un smic vaut 4 tonnes de CO2).

Ce simple constat montre l’inanité d’une taxe carbone qui ne serait pas, a minima, indexée sur les revenus. Car soit la taxe est élevée et non payable par les faibles revenus, c’est-à-dire la majorité des Français, soit elle est maintenue à un niveau très bas et elle est sans effet sur le climat.

Un récent rapport de l’Ademe montre que les Français agissent pour le climat, mais que pour agir davantage ils demandent à ce que les changements soient partagés de façon juste et démocratique ; et ces jugements sont stables dans les deux dernières enquêtes.

Curieusement, les chiffres présentés ici ainsi que ceux produits « avec les moyens du bord » par Jean Gadrey ne sont pas au centre du débat ou le sont-ils de manière confuse, parce que les « gilets jaunes » voient bien que les efforts sont demandés à ceux qui ont le plus besoin de leur petite quantité de CO2, qui est certes trop élevée pour la planète… mais que dire des autres !

Des stratégies à inventer

Alors, que faire ?

L’argument du gouvernement actuel est très classiquement libéral : laisser faire le marché, c’est-à-dire l’économie telle qu’elle est, pour qu’ils « répondent à la demande » et fassent gagner la France. La stratégie a partiellement fonctionné historiquement puisque la France possède des multinationales de grande taille et demeure dans le peloton de tête des grandes économies, en dépit de sa petite taille, et cela sans s’être autant financiarisée que la City londonienne. Pour autant, la stratégie a son revers : une concentration toujours plus forte des richesses.

Les populations peuvent-elles trouver leur salut en « traversant la rue » ou en montant des start-up ? Les travaux de l’économiste Thomas Piketty montrent clairement que non : dès lors qu’il y a peu de croissance, c’est-à-dire peu de possibilités de créer du patrimoine d’où un revenu pourrait découler, les gros patrimoines sont les gagnants dans la mesure où ils contrôlent le jeu.

Plusieurs pistes sont possibles en fonction des sensibilités politiques.

Les plus libéraux inviteront les plus riches à décarboner l’économie et c’est sans doute ce qu’Emmanuel Macron a voulu faire en rendant des marges de manœuvre aux entreprises et à leurs propriétaires. Cela supposerait que ces acteurs soient prêts à le faire et dans une magnitude suffisante. Quoi qu’on pense de la crédibilité d’un tel scénario, le fait est que rien n’est venu l’étayer.

Un autre scénario consisterait à ce que les gros acteurs, comme Bernard Arnault par exemple, cessent de se comporter en rentiers, usant et abusant de leur position de marché pour exclure les nouveaux entrants. Il faudrait donc cesser de les « laisser faire », ce qui ne veut pas forcément dire ne plus être libéral pour autant – au sens où certains libéraux, tels le classique Natural Capitalism de Paul Hawken, Amory B. Lovins et L. Hunter Lovins – pourront aussi considérer que les mastodontes du patrimoine sont une menace pour la liberté. C’était en partie le sens des lois antitrust aux États-Unis, par exemple.

S’opposer aux grands intérêts ne sera certainement pas le fait des plus conservateurs (y compris le Rassemblement national), qui se refuseront à changer l’ordre social tel qu’il est. Une approche plus socialiste cherchera à faire usage de l’État, soit directement par la dépense publique (keynésienne) soit par le contrôle des entreprises publiques, soit encore en augmentant le smic – et l’on rappellera ici que le gouvernement actuel ne l’a pas augmenté puisqu’il veut prendre dans les impôts, c’est-à-dire dans les revenus des salariés non-smicards, pour augmenter la prime d’activité, et non le salaire lui-même.

L’État ne pourra toutefois pas à lui seul changer le quotidien des gens : réorganiser les territoires et déployer les énergies renouvelables exige bien d’autres efforts – mettre en place des filières, former des artisans, etc.

Les positions politiques classiques apparaissent peu adaptées face à la question écologique. C’est ce que montre l’étude des idées politiques et les événements qui se sont produits au cours des décennies passées. Les « gilets jaunes » ont le mérite de le démontrer, quand ils refusent les clivages existants. Ne sont-ils pas alors ceux qui peuvent nous aider à trouver une voie de sortie ? Une alliance des progressistes, par-delà les divergences historiques, est la voie la plus crédible.The Conversation

[divider style= »dotted » top= »20″ bottom= »20″]

Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

Lire aussi :

[one_half]

[/one_half][one_half_last]

[/one_half_last]

 

1 réponse

Trackbacks (rétroliens) & Pingbacks

  1. […] Débat : Pouvoir d’achat et taxe carbone, l’obsolescence des catégories politiques […]

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *