Les innovations sociales numériques peuvent-elles répondre à de grands défis ?

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Müge Ozman, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

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[dropcap]A[/dropcap]vec l’explosion des innovations sociales numériques (ISN) en Europe, les utilisateurs sont désormais plus aptes à résoudre des problèmes liés à des domaines aussi divers que l’inclusion sociale, la santé, la démocratie, l’éducation, la migration ou encore la durabilité. On pense notamment à des outils tels que la civic tech, les plateformes de régénération des quartiers, la création de cartes collaboratives, le crowdfunding citoyen, l’éducation par les pairs ou les banques de temps en ligne. Diverses organisations soutiennent le développement des ISN, proposant des services de conseil, un accès aux réseaux, des financements, des ressources et des compétences.

La fondation britannique NESTA est l’un des principaux think tanks dans ce domaine et coordonne le projet DSI4EU financé par l’UE. À l’échelle européenne, différents dispositifs de soutien aux innovations sociales et aux ISN ont été mis en place, tels que la Social Innovation Competition, dont la 6e édition a eu lieu à Paris le 20 mars dernier. De nombreux événements, festivals et conférences sont également organisés, comme la Social Good Week de Paris ou le Ouishare Fest, français d’origine et désormais international. Bien que du temps, des efforts et des ressources considérables soient déployés pour ces activités, il semble nécessaire de faire tomber certaines barrières entravant leur développement et leur capacité à répondre de manière efficace aux grands défis de notre époque.

1. Remise en question de la transparence

De nombreuses ISN mettent l’accent sur la participation et la transparence, mais l’utilisation de logiciels open-source reste limitée, du moins en France. La transparence d’une plateforme est un indicateur important de sa capacité à encourager la participation par la décentralisation du pouvoir, l’autorisation de l’accès, de la reproduction et de la réutilisation du code source. Les logiciels propriétaires, quant à eux, soulèvent des questions relatives à la mesure dans laquelle ils sont manipulés par l’innovateur. Valentin Chaput, rédacteur en chef du site Internet Open Source Politics affirme : « Si nous ne maîtrisons pas leur code, ce sont les auteurs du code qui nous contrôlent ».

2. Qu’advient-il des utilisateurs ?

Les entrepreneurs sociaux éprouvent souvent des difficultés à élaborer des business models garantissant leur autonomie et leur indépendance. Différents business models permettent pourtant de générer des revenus par le biais d’ISN. Parmi eux, on retrouve la commercialisation des données des utilisateurs. Ici, le problème majeur n’est pas la commercialisation en elle-même (bien qu’il soit préférable de l’éviter), mais la façon dont le business model de base est communiqué aux utilisateurs.

Pour obtenir des informations, les utilisateurs doivent lire dans le détail les « conditions d’utilisation » de la plateforme, souvent communiquées dans un format peu engageant. Conséquence : les utilisateurs passent rapidement cette étape, par ignorance ou manque d’intérêt. Les plateformes doivent être plus transparentes en termes de business model et communiquer ces derniers à leur public de façon plus accessible. Cela réduirait également les hésitations de certains utilisateurs à s’engager, faute de confiance.

3. Changement systémique ou aide à court terme ?

Une inquiétude plus profonde concernant l’économie collaborative émerge. Evgeny Morozov, auteur de Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom, a écrit : « C’est comme distribuer des boules Quies pour supporter le bruit intolérable de la rue au lieu de faire quelque chose contre le bruit lui-même ». Cela est parfois vrai pour les ISN. Comment différencier innovations potentiellement vectrices de changement systémique et innovations d’amélioration du système ? Classer les plateformes selon leur caractère systémique ou non serait peu parlant : rien n’est tout noir ou tout blanc. Cependant, on peut voir au-delà et observer les activités de ces plateformes. Par exemple, Humaid est une plateforme de crowdfunding sur laquelle des personnes souffrant de handicap ou leurs aidants peuvent récolter des fonds pour financer l’achat de technologies d’assistance qui leur sont nécessaires. Ce faisant, Humaid reproduit en un sens des pratiques d’exclusion de la société en faisant des personnes souffrant de handicap l’objet d’actes de charité au lieu de les traiter comme des individus avec des droits et libertés, comme le souligne la Convention relative aux droits des personnes handicapées.

Un autre exemple est tiré de l’économie collaborative. Karos, une plateforme de covoiturage lancée il y a un an, propose une option de covoiturage « entre femmes ». Ce faisant, Karos ne reproduit-elle pas des pratiques existantes qui sont d’abord la source d’inégalités ? Au lieu de faire des technologies de l’information et de la communication (TIC) des outils de réduction des inégalités profondes dans nos sociétés, de telles initiatives renforcent des normes existantes et des barrières d’exclusion. Répondre à de grands défis nécessite une sensibilisation et la mise en place d’activités pédagogiques autour des droits et libertés.

 

4. La lutte des organisations traditionnelles de la société civile

Les organisations de la société civile qui ont une expérience spécifique sur le terrain auprès des populations ciblées et qui sont impliquées dans des mouvements sociaux et des activités de sensibilisation peuvent jouer un rôle majeur dans le changement systémique, mais la plupart d’entre elles se retrouvent dans une situation de vulnérabilité face aux plateformes numériques. Par exemple, certaines sont confrontées à la concurrence de start-up qui puisent leurs ressources et financements dans le secteur du numérique. Les compétences numériques de la nouvelle économie et l’expérience des organisations traditionnelles spécialisées dans un domaine devraient donner lieu à la création d’espaces de synergie. Mais il existe des obstacles à la création de tels espaces, parfois liés à l’existence de deux mondes idéologiques polarisés, entre les ONG et les organisations de l’économie collaborative.

5. Le sous-engagement des utilisateurs

Se pose aussi la question de l’incitation des utilisateurs à utiliser ces plateformes. La plupart des plateformes d’ISN comptent sur l’engagement citoyen, par exemple le bénévolat, la mise à disposition de compétences, d’informations, de services, de biens et d’opinions. Dans le même temps, le monde virtuel reflète probablement les relations économiques, sociales et culturelles du monde réel. Les travaux de recherche d’Alexander Van Deursen et Jan Van Dijk de l’Université de Twente éclaircissent cette question.

Cela suggère que les utilisateurs d’ISN pourraient être des individus déjà actifs dans la vie citoyenne du monde réel, comme l’indiquent les recherches de Marta Cantijoch, Silvia Galandini et Rachel Gibson. Si tel est le cas, les ISN pourraient renforcer les divisions existantes au lieu de les réduire. Afin de développer des politiques efficaces et éclairées, de plus amples recherches sur la nature des utilisateurs et de leurs schémas d’engagement sur différentes plateformes sont nécessaires mais divers obstacles tels que le manque de données les rendent difficiles à mener.

6. Le manque de données dans un monde de « big data »

Le manque de données sur les utilisateurs et l’écosystème entrave considérablement les recherches sur les ISN et leur capacité potentielle à répondre à de grands défis. Les plateformes ne partagent pas les données récoltées, dans un souci de respect de la vie privée et de confidentialité. Mais la réglementation de la collecte de données peut également endiguer les recherches sur les utilisateurs des ISN, comme c’est le cas en France. À l’échelle nationale, comme à l’échelle européenne, des initiatives de collecte et de normalisation des données sont nécessaires afin que les chercheurs puissent accéder aux données essentielles concernant l’utilisation et la participation aux ISN. Ces initiatives sont aussi importantes pour mener des recherches sur les capacités de chaque pays européen et développer des moyens de transférer les bonnes pratiques et exploiter les synergies potentielles.

7. La fascination pour la mesure (rapide) de l’impact

Pour les investisseurs, bailleurs de fonds et entrepreneurs sociaux, mesurer l’impact social est essentiel. Mais cela peut s’avérer problématique, complexe et difficile. De plus, n’oublions pas les mots de William Bruce Cameron : « Tout ce qui peut être compté ne compte pas forcément. Tout ce qui compte ne peut être toujours compté ». Parfois, les contraintes de temps amènent à employer des mesures d’impact vagues et inefficaces auxquelles il manque une réelle compréhension des retours. Montants récoltés, croissance du nombre de participants, nombre de projets soutenus, et autres critères font souvent office d’indicateurs de réussite, mais de telles statistiques posent problème.

Par exemple, les participants d’une plateforme sont souvent « inactifs », ce qui signifie qu’ils s’inscrivent mais n’utilisent pas la plateforme par la suite. Il est nécessaire de modifier la façon dont les décideurs politiques et investisseurs envisagent « l’impact social » afin de déterminer ce qui doit être mesuré et ce qui ne doit pas l’être. Si la mesure s’avère indispensable, elle doit s’axer sur les changements concrets dont la plateforme est à l’origine. On se demande alors par exemple : quelles réglementations ont changé suite aux activités des plateformes ? Quels résultats ont été obtenus à la suite des recherches médicales menées sur des plateformes patients-médecins ? Quels projets de la société civile sont réalisés et quels en sont les bénéfices potentiels ? Il est important d’axer les indicateurs sociaux sur une meilleure compréhension à la fois de la façon dont sont abordées les réelles pratiques sociales à l’origine de problèmes sociaux mais aussi du rôle des plateformes dans ce processus.

8. (Non)-préparation de la population face aux innovations

Alors que les politiques mettent un point d’honneur à soutenir les innovations, une trop faible attention est accordée à la façon dont la population reçoit l’innovation. Il est indispensable d’investir dans l’amélioration des compétences liées à Internet et d’englober des compétences opérationnelles, formelles et stratégiques. Les recherches d’Alexander Van Deursen et Jan Van Dijk donnent un aperçu de cette question.

En outre, les utilisateurs potentiels peuvent s’avérer peu au courant, peu intéressés ou peu connectés, même s’ils auraient un intérêt à l’être davantage. Paradoxalement, les personnes qui auraient le plus d’intérêt à recourir aux ISN sont plus susceptibles d’être peu au courant, peu intéressées ou peu connectées. Au lieu de se limiter à la sphère en ligne, les entrepreneurs sociaux doivent collaborer activement avec les populations cibles de leur domaine en développant des solutions et en encourageant la participation. Comme Tom Saunders de NESTA l’indique, il est important de « se souvenir qu’il y a tout un monde derrière Internet ». Par exemple, la ville d’Amsterdam entreprend d’immenses efforts pour intégrer les individus à l’économie collaborative.

9. Duplication, duplication, duplication

La plupart des plateformes numériques fonctionnent selon la logique des externalités de réseau, aussi appelées plateformes multifaces. Cela signifie que la présence d’un groupe d’utilisateurs sur une plateforme incitera d’autres groupes à la rejoindre. De cette manière, certaines plateformes numériques constituent leur base d’utilisateurs rapidement et deviennent des acteurs dominants. Si la création d’un pouvoir monopolistique peut s’avérer problématique, avoir un trop grand nombre de start-up dans le même secteur l’est tout autant, ce qui est aujourd’hui le cas dans certains domaines des ISN.

Par exemple, en France, plus de 20 plateformes de civic tech proposent les mêmes fonctions. Dans le cas des ISN, les gains et pertes potentiels en termes d’action sociale et d’efficacité doivent être envisagés et mieux évalués. Nombre de ces plateformes peinent à se développer, leur base d’utilisateurs est divisée, et elles finissent par fermer quelques années après leur lancement. La solution pourrait être le partage entre plateformes de la réputation ou d’autres informations sur les utilisateurs pour que la diversité subsiste tout en évitant la centralisation du pouvoir.

10. Le manque d’enrichissement mutuel

L’importance du problème susmentionné dépend également du domaine d’activité et du type d’ISN en question. En effet, différents types d’ISN existent. Regrouper toutes les ISN peut être trompeur. Dans le même temps, c’est précisément cette diversité qui confère à l’écosystème émergeant tout son dynamisme et sa résilience. Malheureusement, elle n’est pas exploitée efficacement. On observe la formation de bulles, propres à chaque domaine, qui interagissent peu. Un enrichissement mutuel et des synergies entre elles pourraient être cruciaux pour améliorer la résilience, mais les réseaux restent pauvres. Plateformes en Communs, une récente initiative française, a pour mission de constituer une plateforme de coopératives et d’associations dans divers domaines d’activité afin d’exploiter les synergies entres elles.

Au vu du haut niveau de pénétration des technologies numériques dans notre vie, les innovations sociales numériques promettent de résoudre de grands défis, mais des efforts supplémentaires doivent être entrepris pour obtenir des résultats plus concluants. La participation à la vie citoyenne – en ligne et dans le monde réel – reste précieuse dans un monde toujours plus complexe. Les plateformes numériques facilitent grandement cette participation. Et les gouttes d’eau finissent par former un océan.

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DSI4EU, Müge Ozman et Cédric Gossart préparent un volet sur les innovations sociales numériques à l’occasion de la 10e conférence internationale sur les innovations sociales, qui aura lieu à Heidelberg en septembre 2018.

Müge Ozman, Professeur de Management, Télécom École de Management – Institut Mines-Télécom

La version originale de cet article (en anglais) a été publiée sur The Conversation.

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