Jacques Derrida, penseur de l’accélération technologique
Tribune rédigée en partenariat avec The Conversation. Par Pierre-Antoine Chardel, Institut Mines-Télécom Business School.
Ce texte est publié à l’occasion du colloque « Derrida et la technologie » organisé à Paris les 2, 3, et 4 mai 2019.
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Pierre-Antoine Chardel, chercheur à Institut Mines-Télécom Business School, nous livre ses réflexions sur les apports de l’œuvre du philosophe Jacques Derrida à l’heure où nous vivons une accélération massive des flux communicationnels et informationnels. Elles alimentent cette tribune publiée à quelques jours du colloque international Derrida et la technologie organisé les 2, 3, 4 mai 2019 au Columbia Global Center à Paris[1].
[dropcap]D[/dropcap]ans le paysage philosophique contemporain, Jacques Derrida occupe une place singulière, non seulement par rapport à l’histoire de la philosophie elle-même, mais aussi vis-à-vis de la manière dont il a traité la question de la technique, puis progressivement des technologies. S’il ne peut être considéré comme un philosophe de la technique, la question de la technique est toutefois omniprésente dans son œuvre, essentiellement parce qu’une notion centrale du geste philosophique qu’il a ouvert, à savoir la déconstruction, est l’écriture.
Ce que Jacques Derrida a perçu dans la technique de l’écriture, c’est un jeu de différence du sens. Ceci dans la mesure où ce qui est écrit est toujours susceptible de perdurer au-delà de la subjectivité de l’auteur, et d’être interprété différemment selon les contextes historiques et sociétaux. Le texte en tant que produit de l’écriture est une communication à distance, une « télé-communication ». Mais alors, quelle est la spécificité des technologies contemporaines, en particulier à l’ère numérique, vis-à-vis d’une technique (l’écriture) vieille de six millénaires ? Jacques Derrida a répondu à cette question dans Echographies de la télévision :
« Le développement des technologies de l’information et de la communication sous leur forme actuelle nous conduit à penser la virtualisation de l’espace et du temps, la possibilité d’événements virtuels dont la vitesse interdit les logiques d’opposition. »
Démocratie ou repli sur soi ?
Ce que vient provoquer le développement accéléré des technologies, du cyberspace, de la nouvelle topologie du virtuel, c’est une déconstruction pratique des concepts traditionnels et dominants de l’État et du citoyen – et donc du « politique » dans leur lien à l’actualité d’un lieu proprement dit, d’un territoire strictement défini. Une dimension éthico-politique apparaît à ce niveau assez indéniable, même si les télé-technologies, à l’instar de l’écriture, agissent comme un pharmakon. Elles peuvent être autant un remède qu’un poison, tout dépend en fait de l’activité critique qu’elles suscitent ou non.
Dans un tel horizon, les technologies doivent s’accompagner de nouvelles formes de résistance. La concentration du pouvoir économique qui détermine en grande partie les médias, les télécommunications, l’informatisation, est dangereux pour la démocratie comme elle est en même temps une chance pour certaines dynamiques de démocratisation. Mais alors, comment répondre au danger sans annuler la chance ?
C’est bien un effort de discernement permanent auquel nous convie Derrida à l’heure où nos sociétés sont de plus en plus dominées par l’incertitude en se montrant simultanément toujours plus avides de créer ce que le sociologue Zygmunt Bauman (qui s’est d’ailleurs souvent référé dans son œuvre à Jacques Derrida) nommait des « zones de confort ». Si les écrans introduisent de l’ailleurs dans le « chez moi », « et le mondial à chaque instant », chacun se trouve « plus isolé, plus privatisé que jamais ». Et la revendication du « chez-soi » est d’autant plus puissante qu’est « violente l’expropriation technologique ». Ce sont de tels jeux d’ambivalence que nous avons à penser aujourd’hui, en sortant des schémas binaires auxquels nous sommes le plus souvent accoutumés. Une certaine inventivité interprétative doit en ce sens être résolument assumée.
Fragilisation d’un droit au secret
Penseur de la différence, Derrida s’est toujours montré attaché aux écarts qui sont susceptibles d’intervenir dans notre relation aux technologies de l’information. Par exemple, même au niveau de celles et ceux qui ont accès simultanément, ou quasi simultanément, à la même séquence d’information et qui subissent, par conséquent, un certain type de programmation, se laisse percevoir des stratégies de réception qui sont toujours différentes : « cela se fait depuis des lieux différents, avec des stratégies différentes, des langages différents ». La relation aux technologies n’est jamais totalement neutre mais s’avère orientée par des contextes culturels et historiques, par un héritage qui « suppose des marques singulières ».
Mais de telles observations n’empêchaient pas Derrida de s’inquiéter du caractère possiblement intrusif des technologies de la communication. Dans une logique de l’intrusion toujours possible dans la sphère subjective, on assiste à la fragilisation d’un droit au secret. Un tel droit – considérablement fragilisé aujourd’hui avec les moyens technologiques que nous connaissons et qui rendent possible une traçabilité quasi-absolue de nos vies quotidiennes – doit pourtant rester l’enjeu d’une attention particulière. Car si l’État doit se faire le garant d’une certaine idée du Bien, il est aussi susceptible de générer un contrôle social quasi-total.
Au sein même des États dits démocratiques, nous assistons au développement massif de technologies qui assurent aux pouvoirs politiques une ubiquité quasi absolue, en saturant l’espace public et privé, « poussant à sa limite la co-extensivité du politique et du policier ». Or face au risque de rationalisation à l’extrême de l’existence, Jacques Derrida n’avait de cesse de nous rappeler les vertus de l’indétermination, en nous invitant à penser que l’identité se construit et se déconstruit sans cesse, par le fait même de ne pas tout garder en mémoire.
Interpréter l’ère des écrans
Là où la pensée de Jacques Derrida s’actualise également aujourd’hui, c’est parce qu’elle nous apprend à voir dans tout support, qu’il soit écrit ou audiovisuel, non pas une médiation où tout pourrait se dire (de l’autre et des événements), mais un lieu qui doit rester pleinement ouvert à un effort d’interprétation. Or c’est une culture de la mise en question de la représentation qui fait cruellement défaut dans nos sociétés médiatiques alors même que les canaux d’informations sont toujours l’enjeu d’un montage et d’une sélection ; c’est ce qui a faisait dire à Jacques Derrida au cours de ses échanges avec Safaa Fathy « qu’il y a toujours du texte dans l’image ». Il y a à ce niveau un enjeu primordial en termes d’éducation et de formation. Le destin des images aujourd’hui, leur prévalence, leur autorité, nous imposent même d’inventer de nouveaux gestes critiques et interprétatifs. Il y a là un défi éthique et démocratique majeur à l’ère de l’accélération technologique.
[1] Le colloque Derrida et la technologie est organisé en collaboration avec la School of Philosophy, University College Dublin, l’IIAC/LACI (UMR 8177, CNRS / EHESS), et le LASCO IdeaLab de l’IMT.
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Pierre-Antoine Chardel, Professeur de sciences sociales et d’éthique, Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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