Depuis plusieurs décennies, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) est présentée comme un levier permettant aux organisations d’intégrer des enjeux sociaux et environnementaux dans leur stratégie. Pourtant, ses limites sont régulièrement mises en évidence, notamment son manque d’efficacité concrète et le risque de greenwashing. De nombreuses entreprises communiquent sur leurs engagements responsables sans pour autant transformer en profondeur leur modèle économique et leur fonctionnement interne.
Face à ce constat, certains acteurs du monde entrepreneurial expérimentent des approches alternatives. Parmi elles, la permaentreprise, conçue par Sylvain Breuzard, PDG de la société de services informatiques norsys, se veut une réponse aux insuffisances de la RSE. Inspirée des principes de la permaculture, cette approche vise à repenser l’entreprise comme un écosystème où la performance économique ne doit pas primer sur les impératifs sociaux et environnementaux. Ce modèle est aujourd’hui appliqué par norsys qui justifie sur son site internet faire face à « la détérioration de la situation sociale et environnementale, en France comme dans le monde », entraînant une volonté « d’aller plus loin sur l’échelle des entreprises responsables ».
À Mines Saint-Étienne, ce nouveau modèle d’organisation a piqué les curiosités de Nadine Dubruc, maître-assistante en sciences humaines et sociales, et Sophie Peillon, professeure en management. Avec Jean-Luc Moriceau, professeur de méthodes de recherche, comptabilité et contrôle à Institut Mines-Télécom Business School, elles codirigent la thèse d’Irvine Mala, qui se propose de mener une recherche approfondie sur le sujet. « Notre objectif n’est pas d’en faire la promotion, mais d’en analyser les implications concrètes et d’en identifier les limites, notamment à travers des observations sur le terrain », précise le doctorant.
L’intérêt académique est tel qu’à Mines Saint-Étienne, la permaentreprise est intégrée dans des cours sur la conduite du changement, permettant aux étudiantes et étudiants de découvrir d’autres modèles de fonctionnement.
La permaculture d’entreprise
Une entreprise inspirée de la permaculture, en quoi cela consiste-t-il ?
Le modèle de la permaentreprise repose sur trois principes. Le premier est de prendre soin des humains, ce qui implique de favoriser des conditions de travail respectueuses, d’encourager l’épanouissement du personnel, et de privilégier une gouvernance plus inclusive. Le deuxième est de préserver la planète, en réduisant l’impact environnemental des activités, et en adoptant une gestion responsable des ressources. Le troisième repose sur la nécessité de se fixer des limites et de partager équitablement les richesses, en refusant la rentabilité à tout prix, en régulant la consommation de ressources, et en adoptant une redistribution plus juste des bénéfices.
Ces principes sont censés structurer la stratégie et l’organisation des entreprises qui adhèrent à ce modèle. « Ce qui nous intéresse, c’est de voir comment ces principes sont réellement mis en œuvre, et s’ils modifient en profondeur les pratiques organisationnelles des entreprises qui les adoptent », explique Sophie Peillon.
Dépasser le cadre de la RSE ?
La RSE est souvent perçue comme une série de certifications ou d’initiatives peu ancrées au cœur de l’activité de l’entreprise. La permaentreprise, quant à elle, prétend intégrer les enjeux sociaux et environnementaux au centre de son modèle économique et de son organisation.
Pionnière en la matière, norsys applique ces engagements à travers différentes pratiques qui interrogent le fonctionnement classique des entreprises. Certaines sont assez communes, comme inciter les collaborateurs et collaboratrices à utiliser des formes de mobilités douces ou une gestion raisonnée du matériel informatique. D’autres sont plus inédites, et dépassent le cadre usuel de la RSE : la création d’un comité éthique, par exemple, qui veille à la cohérence des décisions de l’entreprise avec ses engagements, mais aussi la présence d’un représentant de la nature au conseil d’administration. « Une initiative sans précédent en France », précise Sophie Peillon.
« Ce qui nous a interpellés, c’est cette volonté de norsys d’aller au-delà des certifications classiques. L’entreprise est déjà labellisée B Corp et société à mission, mais estime que cela ne suffit pas », observe Nadine Dubruc. norsys a également mis en place un système de répartition équitable des bénéfices, où chaque salarié perçoit une prime identique, indépendamment de son salaire ou de son poste.
Enfin, elle a adopté une politique stricte concernant ses clients, allant jusqu’à refuser des contrats jugés incompatibles avec ses valeurs. « C’est une entreprise qui s’autorise à renoncer à certains marchés si elle considère qu’ils sont en contradiction avec ses principes. C’est un positionnement radical et assez original », souligne Irvine Mala.
Ces engagements font de toute permaentreprise un cas d’étude intéressant pour les scientifiques, qui s’interrogent sur la portée réelle de ce modèle. En particulier, la question de sa viabilité économique reste en suspens. « L’entreprise fonctionne bien, mais quelle est la part du modèle dans cette réussite ? », s’interroge Nadine Dubruc.
Confronter théorie et pratique
Afin d’évaluer la concrétisation du discours de la permaentreprise, la recherche d’Irvine Mala adopte une méthodologie basée sur l’observation de terrain dans les locaux d’entreprises ayant mis en œuvre ce modèle. Son travail consistera à confronter les engagements affichés aux pratiques réelles, afin de déterminer si la permaentreprise est une véritable transformation organisationnelle ou juste une évolution du discours managérial. Le cadre d’intervention est en cours d’élaboration
« L’enjeu est d’éviter une analyse trop binaire. Il n’est pas juste question de savoir si la permaentreprise fonctionne ou non, mais de comprendre comment elle se concrétise dans l’organisation », explique Sophie Peillon. « Nous voulons comprendre ce qui fait réellement la permaentreprise dans une organisation, et si ces éléments sont durables », ajoute le doctorant.
L’une des problématiques clés est de savoir dans quelle mesure la permaentreprise permet réellement de dépasser les limites de la RSE. « Nous avons déjà vu que la RSE, malgré ses bonnes intentions, n’a pas fondamentalement transformé le monde de l’entreprise. La permaentreprise peut-elle réellement faire mieux ? », s’interroge Nadine Dubruc.
Une philosophie d’entreprise en quête d’adeptes
À ce jour, la permaentreprise reste principalement implantée en France. Selon les informations disponibles sur le site dédié à cette approche, plusieurs dizaines d’entreprises se revendiquent « permaentreprise », et plusieurs centaines d’autres seraient en réflexion.
Contrairement à la RSE, qui repose sur des labels et des normes reconnues, la permaentreprise n’est pas un modèle certifié. Il s’agit d’une démarche volontaire, sans cadre réglementaire fixe, qui repose sur l’engagement des dirigeants. L’essaimage du modèle repose principalement sur une cooptation et sur l’École de la permaentreprise. Cette dernière propose des formations de 3 jours aux entreprises souhaitant s’engager dans cette voie, mettant en avant les bénéfices pratiques résultant de l’adoption du modèle, comme un absentéisme réduit, un meilleur engagement des personnels, ou un accès facilité pour obtenir d’autres labels (B Corp, entreprise à mission, etc.).
Pour l’instant, le modèle reste encore confidentiel, et les équipes de recherche s’interrogent sur sa capacité à s’imposer dans un contexte économique où la croissance et la rentabilité immédiate restent des impératifs pour la plupart des entreprises. Ainsi, norsys fonctionne avec un actionnariat familial, ce qui lui permet une plus grande autonomie dans ses choix stratégiques. Ce modèle pourrait s’avérer plus complexe à appliquer dans des entreprises où l’actionnariat est plus dispersé et où les attentes en matière de rentabilité sont plus fortes.
Les recherches en cours apporteront des premiers éléments de réponse aux nombreuses interrogations qui subsistent. Sa capacité à transformer durablement les pratiques organisationnelles, à dépasser le cadre de la RSE, à s’ancrer dans des secteurs moins porteurs que celui de norsys, ou encore à s’adapter à des entreprises soumises à des exigences fortes de rentabilité, fait l’objet d’un examen attentif. Au-delà des intentions affichées, c’est bien la mise en œuvre réelle, la cohérence sur le long terme et la possibilité de généralisation du modèle qui interrogent. Pour l’instant, la permaentreprise demeure un laboratoire d’expérimentation, dont les bénéfices concrets restent encore à observer.