C’est un pan de l’histoire industrielle française peu connu. Au 20ᵉ siècle, la France a abrité pendant près d’un demi-siècle des mines d’uranium. Si l’exploitation du minerai appartient désormais au passé – le dernier site a fermé en 2001 – les mines n’ont pas pour autant disparu des préoccupations environnementales. Certains des territoires concernés abritent encore des matériaux issus de l’activité minière, notamment des stériles et des résidus de traitement de minerai d’uranium dont la radioactivité nécessite une gestion spécifique. Ainsi, près de 200 millions de tonnes de stériles et 50 millions de tonnes de résidus jalonnent encore 250 anciens sites miniers d’uranium, dont certains font l’objet d’un suivi régulier.
Pour mieux comprendre l’impact de ces anciens sites sur l’environnement, les scientifiques cherchent à différencier ce qui relève d’une contamination liée à l’exploitation minière de la présence naturelle d’uranium dans les sols. Cette distinction est essentielle pour évaluer une dispersion due à la pollution, et adapter les stratégies de surveillance. Parmi les méthodes développées figure l’analyse des « isotopes stables » du plomb, une approche adoptée par Alkiviadis Gourgiotis, adjoint au chef du laboratoire de recherche sur les transferts dans les sites et sols pollués (LT2S) de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR).
Celui-ci a co-signé avec Olivier Péron et Gilles Montavon, chercheurs au laboratoire Subatech d’IMT Atlantique, une revue scientifique publiée dans le Journal of Environmental Radioactivity, qui fait l’état des connaissances actuelles sur cette méthode. Dans certains cas, le traçage de la radioactivité par le plomb s’impose comme un outil efficace, offrant un moyen fiable d’identifier l’origine des contaminations, et de mieux appréhender leur évolution dans l’environnement.
Analyser le plomb pour tracer l’uranium ?
Mais quel lien y a-t-il entre le plomb et les mines d’uranium ? On pourrait penser que l’uranium, en raison de sa radioactivité, est facile à détecter et à suivre dans l’environnement, or la réalité est, comme souvent, un peu plus complexe.
L’uranium est un élément chimique naturellement présent dans certains sols – des processus naturels peuvent conduire à une concentration notable de radioactivité – ce qui complique en fait la distinction entre contaminations d’origine humaine et naturelle. Face à ce constat, les scientifiques ont donc adapté leur stratégie : suivre non pas l’uranium lui-même, mais ses produits de désintégration. C’est là que le plomb et ses isotopes interviennent.
Les isotopes sont une « version » d’un élément chimique : chaque isotope possède le même nombre de protons, mais un nombre différent de neutrons dans son noyau. Cela signifie que deux isotopes d’un même élément ont des propriétés chimiques identiques, mais une masse différente. Le plomb naturel se décline principalement en trois isotopes stables, les isotopes 206, 207 et 208, tous trois issus de la désintégration radioactive d’éléments moins stables, présents dans la croûte terrestre. Le plomb 206 provient de l’uranium 238, le plomb 207 de l’uranium 235, et le plomb 208 du thorium 232. Par conséquent, les isotopes du plomb s’accumulent sur Terre au fil du temps à partir de la décroissance de l’uranium et du thorium.
« Le rapport isotopique, c’est l’empreinte digitale de la matière »
À l’échelle de la croûte terrestre, le Pb-208 est l’isotope du plomb le plus abondant, car le thorium Th-232 dont il est issu y est environ quatre fois plus présent que l’uranium. Inversement, les gisements d’uranium, significativement plus riches en U-238 et U-235, produisent surtout des isotopes Pb-206 et Pb-207. Le Pb-206 y est particulièrement dominant en raison du rapport naturel fortement « déséquilibré » entre l’U-238 et l’U-235 (le premier étant environ 138 fois plus abondant que le second).
Ainsi, une forte présence de Pb-206 par rapport au Pb-208 dans des échantillons riches en uranium peut être révélatrice d’une contamination par des matériaux – poussières, particules – issus des activités minières, plutôt que d’origine naturelle. « L’analyse des rapports isotopiques du plomb, c’est-à-dire, des proportions des différents isotopes présents dans l’environnement, permet donc de remonter à une éventuelle contamination liée à une ancienne exploitation minière », résume Gilles Montavon.
Grâce à cette « signature isotopique », il devient même possible d’identifier des traces d’exploitation minière dans des zones où les concentrations en uranium sont plus anodines. « Le rapport isotopique, c’est un peu l’empreinte digitale de la matière qu’on étudie », complètent Olivier Péron et Alkiviadis Gourgiotis.
Un suivi sous haute surveillance
Si la recherche scientifique permet d’identifier ces contaminations, qui en assure la surveillance ? La gestion à long terme des anciens sites miniers d’uranium s’inscrit dans le cadre du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), qui définit les grandes orientations en matière de suivi et de sécurisation des zones potentiellement contaminées. L’ASNR, née de la fusion entre l’Institut de radioprotection et Sûreté Nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), joue un rôle clé dans l’expertise technique des enjeux et problématiques associés aux anciens sites miniers. Le rôle de ses experts est d’analyser les dossiers fournis par des exploitants, comme Orano, et d’émettre des recommandations sur la gestion des sites.
« À partir de ces dossiers, nous vérifions que les évaluations des exploitants sont correctes, selon quoi, nous pouvons être mandatés pour effectuer des contrôles sur le terrain », détaille Marie-Odile Gallerand, adjointe à la cheffe de l’Unité d’expertise des Sites et des Déchets (USDR), à l’ASNR. « Mais nous ne prenons pas les décisions : ce sont les autorités, comme le ministère de la Transition écologique, qui tranchent », nuance-t-elle.
Les experts de l’ASNR s’appuient sur les avancées de la recherche pour affiner leurs expertises et améliorer les méthodes de surveillance. « C’est un travail main dans la main entre les scientifiques et les experts », assurent en chœur Alkiviadis Gourgiotis et Marie-Odile Gallerand. Les techniques isotopiques, comme l’analyse du plomb étudiée avec les chercheurs de Subatech, permettent ainsi d’apporter des preuves tangibles dans l’évaluation des contaminations. « Une contamination peut être faible aujourd’hui mais s’accumuler lentement dans les sédiments », précise Alkiviadis Gourgiotis. « Grâce aux analyses isotopiques, nous sommes capables de détecter des signaux faibles et d’anticiper l’évolution de la contamination. »
Une perception contrastée selon les territoires
Si les contaminations sont analysées avec des outils de pointe, la perception des anciennes mines d’uranium varie, elle, fortement selon les territoires. Dans certaines régions, l’exploitation minière appartient au passé et suscite peu de débats. Ailleurs, elle reste un sujet sensible.
« Dans le Limousin, où l’uranium a été exploité intensivement, il y a eu de nombreuses controverses et mobilisations », observe Sophie Bretesché, chercheuse en sociologie à IMT Atlantique. « À l’inverse, dans l’ouest de la France, les mines ont laissé moins de traces dans la mémoire collective. »
Cette différence s’explique par l’histoire locale des exploitations, selon la chercheuse. Dans certains territoires, les transactions foncières étaient individuelles, limitant la construction d’une mémoire collective autour des mines. Ailleurs, elles étaient collectives, impliquant l’embauche locale et suscitant davantage de débats lors de la fermeture des sites.
Les actions de médiatisation et le travail des associations jouent également un rôle dans la perception du sujet. Certaines communes ont mis en place des actions d’information, comme des brochures expliquant l’histoire minière aux habitants. Mais ces initiatives restent limitées et inégales.
« Les bilans environnementaux existent, mais ils sont souvent trop techniques pour les populations riveraines », souligne Sophie Bretesché. « Il y a un besoin de rendre ces informations plus accessibles. »
Un outil scientifique pour mieux appréhender l’héritage minier
Grâce à l’analyse des isotopes stables du plomb, les scientifiques disposent d’un moyen pertinent pour remonter à l’origine des contaminations et affiner les stratégies de surveillance. Cette approche, à l’intersection de la chimie et des sciences de l’environnement, ne se limite pas aux mines d’uranium. Elle offre également des perspectives pour l’étude d’autres formes de contamination industrielle, et pourrait aider à une gestion plus efficace des sols affectés par des activités passées.
Mais au-delà de la technique, ces recherches posent aussi la question de la mémoire industrielle et de la transmission des connaissances. Si les données scientifiques existent, elles restent parfois peu accessibles aux populations concernées. À l’heure où les enjeux environnementaux sont de plus en plus scrutés, renforcer le dialogue entre communautés de recherche, experte et citoyenne apparaît essentiel pour assurer une gestion transparente et éclairée des territoires marqués par l’histoire minière.
L’exploitation de l’uranium appartient désormais au passé, mais son empreinte est toujours présente, et doit donc continuer à être étudiée et mise en lumière.