Quel est le plus de la médecine « augmentée » par rapport à la médecine conventionnelle ?
Chafiaa Hamitouche : C’est une médecine « augmentée » car elle repose sur des technologies qui viennent compléter et enrichir l’expertise des médecins, sans la remplacer. Ces technologies renforcent la qualité de leur pratique en s’articulant autour de leurs compétences.
Jérôme Molimard : Les technologies viennent également améliorer la prise en charge des patientes et patients à différentes étapes : prévention, diagnostic, acte de soin et environnement de soin. On parle même parfois de « patient augmenté ». En outre, la médecine augmentée est souvent associée à une personnalisation des soins.
Quelles sont les disciplines mobilisées ?
CH : L’intelligence artificielle, bien sûr, qui est particulièrement « à la mode » en ce moment, mais aussi la simulation, la modélisation, la robotique, l’informatique, l’imagerie, la biologie, le traitement et le stockage de données, etc. En somme, toutes les technologies qui peuvent apporter de l’information et assister les médecins.
JM : L’impression 3D de biomatériaux, également, ainsi que le génie industriel, par exemple pour optimiser l’organisation dans les hôpitaux. Les sciences humaines et sociales ne sont pas à négliger non plus, pour tout ce qui concerne les enjeux éthiques.
Certains dispositifs ont-ils déjà été adoptés par les médecins et les patientes et patients ?
CH : Les robots d’assistance au geste chirurgical, tels que le système Da Vinci, ont été largement adoptés pour assister lors d’opérations, principalement abdominales. Il y a aussi une tendance à rendre les opérations minimalement invasives. Pour cela, les incisions doivent être limitées en taille, ce qui implique une perte d’informations sur l’état interne du corps. Des dispositifs comme les lunettes de réalité mixte, qui sont des équipements permettant d’afficher et d’intégrer des éléments virtuels dans le champ de vision de l’utilisateur tout en interagissant avec l’environnement réel, prennent alors le relais. Elles complètent l’expertise du chirurgien en affichant des informations recueillies en amont, comme les données d’imagerie et de modélisation sur l’état du patient, les caractéristiques d’un implant à poser, ou encore les paramètres de planification de l’intervention. À terme, ces lunettes devraient permettre de superposer directement sur le patient des éléments invisibles à l’œil nu, offrant ainsi une vision enrichie au chirurgien. Certains implants orthopédiques avec des capteurs embarqués seront aussi démocratisés. Ces dispositifs permettront non seulement un suivi post-opératoire précis, mais responsabilisent aussi le patient sur sa santé en lui donnant l’accès à ses données.
JM : Dans le même esprit, les personnes diabétiques ont accès à des capteurs et des pompes à insuline qui contrôlent et ajustent leur glycémie en continu.
Quels sont les défis techniques à relever pour la démocratisation de ces dispositifs ?
JM : L’alimentation de certains capteurs portés en continu est un gros sujet. Pour ce type d’appareil, il n’est pas possible d’imaginer une alimentation sur le secteur, et les batteries peuvent être encombrantes. Dans un autre domaine, le développement de nouveaux hydrogels – des matériaux polymères absorbants, capables de retenir une grande quantité d’eau, utilisés pour délivrer des médicaments de manière contrôlée dans le corps – est freiné par les démarches réglementaires requises pour les qualifier comme un matériau « médical ». Ces démarches, bien qu’absolument nécessaires pour la sécurité des patientes et des patients, sont parfois laborieuses et souvent couteuses. Mais les vrais enjeux pour la démocratisation de la médecine augmentée sont plus éthiques que techniques.
Quels sont ces enjeux éthiques soulevés par le développement de la médecine augmentée ?
JM : En matière de diagnostic par exemple, des IA permettent déjà la détection de tumeurs bien avant qu’elles ne soient visibles à l’œil nu par les radiologues. Mais elles amènent dans leur sillage de nombreuses limites éthiques… D’une part, elles peuvent se tromper. Les médecins ont heureusement toujours un rôle d’arbitrage à jouer. D’autre part, elles ne peuvent pas prévoir l’évolution de la tumeur qu’elles ont détectée : si cette dernière ne croît pas rapidement, il peut être inutile, voire dangereux, de l’opérer trop tôt.
Des biais de représentativité, hérités des bases de données d’apprentissage, peuvent également apparaître. Sauf que dans le cas de la médecine augmentée, ces biais peuvent mettre en danger la santé des groupes de patientes et patients sous-représentés. L’utilisation des IA génère en outre de fortes inquiétudes sur la transmission et le traitement des données de santé. Les smartphones qui servent souvent d’intermédiaire utile à la collecte de ces données sont-ils suffisamment sécurisés ? Que deviennent les données une fois collectées ? Qui a le droit d’y accéder ? Autant de questions auxquelles il est nécessaire de répondre, pour respecter la vie privée des personnes en parcours de soin, et gagner leur confiance vis-à-vis de ces « augmentations » technologiques.
CH : Si l’on veut que « l’augmentation » ait un réel impact, il est effectivement nécessaire d’œuvrer pour son acceptation par les patientes et patients. La formation est alors cruciale pour faire la démonstration que la médecine augmentée est bénéfique, pour les personnes soignées comme pour les médecins ! Certains professionnels de santé peuvent en effet avoir des réserves vis-à-vis du changement de pratique inhérent à cette nouvelle forme de médecine. Il y a la peur d’être dépassé par la technologie, ou du moins une défiance à son égard. La généralisation du double-diplôme médecin-ingénieur peut ainsi accompagner ces professionnels à devenir acteurs de la médecine augmentée.
À quels développements peut-on s’attendre ?
CH : Les technologies s’améliorent très vite, ce qui laisse un vaste champ des possibles. Je mise sur une personnalisation toujours plus poussée dans les soins prodigués, avec plus d’observations, pour une adaptation au plus près de chaque cas particulier. Et pourquoi pas aller vers de la « prévention augmentée », pour essayer d’éviter l’apparition de problèmes de santé.
JM : Les modèles de patientes, patients vont devenir de plus en plus fidèles, et donc de plus en plus utiles lors des opérations. Ils vont probablement se démocratiser. Je pense aussi que des dépistages massifs de certaines maladies seront possibles. Reste à voir ce que l’avenir concrétisera parmi ces promesses.