Autrefois associés aux programmes spatiaux ou à la communication de secours, les satellites jouent aujourd’hui un rôle clé dans l’extension des réseaux de télécommunications. Leur capacité à connecter des régions éloignées et inaccessibles, comme les montagnes, les déserts, ou même les océans, en fait un atout stratégique. L’utilisation de la constellation Starlink pour compenser la destruction des infrastructures de communication en Ukraine , ou encore tout récemment à la Réunion, en est un autre exemple probant. Les satellites ouvrent ainsi de nouvelles perspectives pour étendre la connectivité aux zones blanches, ces territoires encore oubliés des réseaux classiques, ou aux zones dévastées. Toutefois, cette idée ambitieuse soulève une question majeure : comment déployer une 5G par satellite, notamment en utilisant les fréquences millimétriques encore peu exploitées, tout en tenant compte des contraintes liées à la mobilité des satellites et des terminaux mobiles au sol ?
C’est ce défi que cherche en partie à relever Philippe Martins, professeur en réseaux radio-mobiles à Télécom Paris, à travers un projet soutenu par la BPI et piloté par Constellation Technologies & Operations. En s’appuyant sur la 5G NTN (Non-Terrestrial Network), ce projet, sobrement intitulé 5G NTN mmWave, vise à concevoir une infrastructure satellitaire 100 % française, autorisant des communications bidirectionnelles entre les terminaux et les satellites. « L’objectif, c’est d’obtenir une constellation souveraine, qui réponde aux besoins en connectivité tout en garantissant une indépendance technologique dans un domaine de plus en plus stratégique », ajoute-t-il, en soulignant que de nombreux pays, comme la Chine, ont déjà lancé leurs propres constellations. Encore faut-il, pour parvenir à un tel déploiement, trouver les moyens d’intégrer cette infrastructure satellitaire aux réseaux existants.
Une connectivité renforcée, entre ciel et terre
Contrairement aux infrastructures traditionnelles, qui reposent sur des stations de base fixes, la 5G NTN exploite une constellation de satellites pour diffuser le signal dans des zones où aucune installation terrestre n’existe ou n’est envisageable. Cependant l’approche du projet 5G NTN mmWave vise plutôt à compléter les infrastructures en place qu’à les concurrencer. « Ce que nous voulons, c’est étendre la couverture des opérateurs terrestres en utilisant les bandes millimétriques normalisées pour la 5G. Ce qui, à notre connaissance, n’est pas encore fait », argumente Philippe Martins. Le dispositif envisagé se distingue ainsi des solutions existantes dites « propriétaires », comme Starlink, qui exploitent leurs propres bandes de fréquence millimétrique (Ku, Ka) et ne sont pas conçues pour une intégration directe avec les réseaux 5G terrestres.
Le projet repose également sur une architecture multi-orbite, qui combine des satellites évoluant à des altitudes différentes : en l’occurrence, en orbite très basse (VLEO, Very Low Earth Orbit) et moyenne (MEO, Middle Earth Orbit). Pour concevoir ces satellites, le consortium regroupe plusieurs expertises complémentaires comme celles apportés par l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA) et la société Greenerwave, qui apportent leur expertise en ingénierie spatiale et antennaire (surfaces RIS). « Pour ma part, je ne sais ni faire voler de satellites, ni concevoir des antennes RIS ! », s’amuse Philippe Martins. « Mais François Baccelli [mathématicien et directeur de recherche à l’Inria] et moi avons d’abord été sollicités pour des avis techniques par la société Constellation, avant de rejoindre le consortium pour apporter notre expertise en réseaux sur le projet ». En effet, pour déployer une constellation, il ne « suffit » pas de placer les satellites en orbite : il faut également assurer leur coordination et optimiser le cheminement des données entre l’espace et la Terre.
Orchestrer un réseau en mouvement
L’un des grands défis techniques du projet réside dans la mobilité des relais satellites. Contrairement aux stations de base terrestres qui sont fixes, les satellites sont en mouvement permanent et amenés à se déplacer dans différentes orbites. Ce mouvement entraîne des décalages de temps et de fréquence, rendant nécessaire une gestion optimale de la synchronisation des signaux entre les satellites et les utilisateurs au sol.
Les équipes de recherche de 5G NTN mmWave travaillent ainsi activement à l’élaboration d’algorithmes d’avance en temps (timing advance) nécessaires à cette synchronisation. Une tâche complexe, car pour compenser les décalages dus aux mouvements des satellites, des ajustements constants en temps réel sont nécessaires pour éviter toute désynchronisation. « C’est la première étape, car si on ne gère pas parfaitement le décalage en temps et en fréquence, rien ne peut fonctionner », soulève Philippe Martins.
La synchronisation n’est effectivement qu’une partie de l’équation. Les équipes de Télécom Paris travaillent également sur la conception d’algorithmes de routage et de hand-over. Le routage détermine le chemin emprunté par les données entre les satellites et les utilisateurs, tandis que le hand-over permet à un terminal de passer d’un satellite à un autre sans interruption de service. Là-encore, ces deux aspects sont particulièrement complexifiés dans le cadre d’une mobilité dynamique, où satellites et terminaux se déplacent continuellement.
Une distribution optimisée des satellites
Les algorithmes conçus seront d’abord testés dans un simulateur développé par Télécom Paris, avant d’être intégrés à terme dans celui de Constellation Technologies. Ce dernier, un jumeau numérique simulant le comportement d’une constellation de satellites, en validera ainsi l’efficacité dans un environnement réaliste.
Parallèlement à la définition de ces trois algorithmes, essentiels à l’opération du dispositif, l’équipe de Philippe Martins et François Baccelli travaille sur des modèles de performance, pour déterminer les limites du système et optimiser son efficacité en conditions réelles. La finalité : développer un modèle global évaluant à tout moment la disponibilité des satellites pour garantir une couverture continue. En déterminant le nombre de satellites pouvant être mis en relation avec un terminal à un instant donné, le modèle permettra d’optimiser la répartition des satellites et d’anticiper d’éventuelles pertes de signal. Ce travail de coordination est d’autant plus crucial qu’au lancement, la constellation ne comptera peut-être qu’un nombre limité de satellites.
« Votre espace est saturé »
Outre les défis techniques liés aux enjeux de télécommunication, le projet implique également une réflexion sur la conception des satellites eux-mêmes, en particulier sur leur efficacité énergétique. Contrairement aux stations terrestres, les satellites sont alimentés par des panneaux solaires et ne disposent pas de ressources infinies. Il est donc primordial d’en optimiser la partie logicielle pour gérer au mieux les ressources à bord. Cette question énergétique n’est néanmoins qu’une facette des défis environnementaux que soulève le déploiement de constellations satellitaires.
L’espace est loin d’être vide, comme le déplore Philippe Martins. En orbite basse, entre 300 et 1 000 km au-dessus de la Terre, se trouve un véritable océan de débris spatiaux, avec près de 900 000 fragments de plus d’un centimètre voyageant à des vitesses très élevées. Ces débris représentent un risque majeur pour les satellites en activité et les futures constellations. Pour éviter d’aggraver cette pollution spatiale, les satellites doivent donc intégrer des mécanismes d’évitement des collisions, mais aussi des solutions garantissant leur désintégration complète en fin de vie. « Quand un satellite a terminé sa mission, il ne doit pas laisser des débris en orbite », insiste Philippe Martins. Or un satellite hors service reste potentiellement plusieurs mois dans l’espace avant de retomber dans l’atmosphère, avec le risque que des fragments atteignent la surface terrestre. L’objectif est donc d’en maîtriser la destruction, dès leur rentrée atmosphérique, ce qui amène à une réflexion sur le choix des matériaux de conception.
« Ces problèmes de coexistence liée à la multiplication des objets en orbite n’ont pas forcément été pris en compte par le passé », constate le chercheur. « Mais qu’il s’agisse de pollution par les débris, ou encore de pollution électromagnétique ou visuelle, ils doivent désormais être intégrés lors du déploiement d’une constellation. » Optimisation énergétique, gestion des déchets spatiaux, préservation de l’environnement orbital deviennent ainsi autant de critères à satisfaire pour assurer une mise en œuvre responsable des technologies spatiales.