La répartition de l’espace marin entre les multiples activités, de natures diverses et parfois incompatibles, comme la pêche et l’exploitation d’hydroliennes, peut s’avérer un véritable casse-tête. Patrick Meyer, chercheur à IMT Atlantique, conçoit des modèles mathématiques d’aide à la décision. Ces modèles sont intégrés dans un outil, visuel et collaboratif, que le chercheur a développé avec son équipe pour résoudre des problèmes spécifiques au domaine maritime.
Vous êtes-vous déjà torturé les méninges après avoir fait un choix, de peur de ne pas avoir fait le bon ? Ce phénomène a un nom : la FOBO, pour « Fear Of Better Options », littéralement la « peur d’une meilleure option ». Si la FOBO caractérise surtout un mal-être qui puise ses sources dans l’hyper-connexion et la mise en concurrence sur les réseaux sociaux, « l’embarras du choix » face à une surabondance de possibilités est une réalité universelle. Quelle voiture, plateforme de streaming, ou marque de yaourts sélectionner au regard de critères de plus en plus nombreux, comme le coût, la performance, la composition, l’éthique… ?
De tels dilemmes s’expriment également au niveau collectif et sociétal, avec des enjeux politiques, économiques et écologiques significatifs : comment organiser un territoire ? Où investir l’argent des contribuables ? Ces problèmes, généralement très complexes, comportent un nombre incalculable de solutions que le cerveau humain, seul, n’est pas en mesure d’analyser. En revanche, ils peuvent être soumis à des ordinateurs qui, à l’aide de modèles mathématiques, vont trouver LA solution – ou à défaut, le meilleur compromis. Patrick Meyer est chercheur au Lab-STICC (UMR CNRS 6285), à IMT Atlantique, sur le campus de Brest, et travaille sur le développement de ces modèles pour faciliter la prise de décision. Ses recherches s’appliquent à de nombreux domaines, mais sont particulièrement ancrées sur le territoire breton, et notamment la mer.
Les enjeux de la planification de l’espace marin
Que vient faire la mer dans des problèmes de décision ? Au même titre que la terre, la mer est un espace qui soulève des questions de gestion et d’aménagement. De nombreux acteurs investissent cet espace pour différentes activités : la pêche, l’extraction de ressources, le tourisme, la recherche scientifique, le militaire, la navigation… dont certaines peuvent coexister et se dérouler au même endroit, mais d’autres pas. Le croisement, par exemple, d’une zone de pêche et d’une route de cargos peut s’avérer dangereux, voire catastrophique.
Le but de la planification de l’espace maritime (PEM) est d’affecter chaque activité à une zone afin d’éviter les conflits entre les différents acteurs, tout en respectant les contraintes liées au « merritoire ». La PEM sert typiquement à décider du tracé de nouvelles routes de bateaux dans la mer ou de l’implantation de fermes d’hydroliennes, ce qui implique par exemple que ces zones deviennent interdites à la pêche, ou du moins, que celle-ci doit s’y faire différemment. En outre, il existe le long des côtes des aires marines protégées où aucune activité, économique ou d’extraction, n’est autorisée.
« Il suffit de superposer sur une carte l’ensemble des activités prévues en mer et leurs contraintes pour se rendre compte du chaos et de toutes les incompatibilités ! », argue Patrick Meyer. C’est dans ce genre de situation inextricable que le mathématicien et informaticien, outillé de ses modèles et ses algorithmes, intervient afin d’aider les autorités locales à prendre leurs décisions.
Une carte illustrant un problème fictif de planification de l’espace marin : le placement d’une ferme d’hydroliennes dans un courant favorable (tracé bleu clair et blanc) et d’une zone de pêche, à distance suffisante l’une de l’autre, hors des voies de bateaux existantes (en bleu foncé) et d’une aire protégée (en vert). Crédits : Patrick Meyer et Alexandru-Liviu Olteanu.
DESEASION, un outil dédié aux problèmes de décision maritimes
Pour soutenir les processus de décisions spécifiques à l’espace maritime, Antoine Mallégol, chercheur dans l’équipe de Patrick Meyer, a développé avec le Service hydrographique et océanographique de la marine (SHOM) une plateforme logicielle adaptée, DESEASION. L’outil facilite la collaboration en réunissant, soit dans une salle physique, soit à distance, les différents acteurs concernés par un problème donné. Pour la création par exemple d’une zone de pêche et d’une ferme d’hydroliennes (voir illustration ci-dessus), chaque protagoniste exprime ses exigences et ses contraintes. Les chercheurs et chercheuses du Lab-STICC les traduisent en équations mathématiques pour alimenter l’outil, qui propose des premières solutions de « zoning » (détermination des zones). Ces propositions sont soumises aux différentes parties prenantes et ouvrent la discussion. En fonction des retours, de nouvelles équations sont introduites dans l’outil qui ainsi, de manière itérative, finit par converger vers une solution équilibrée.
DESEASION fournit in fine des cartes sur lesquelles figurent les caractéristiques d’intérêt de l’espace maritime étudié (les zones de poissons, la présence de courants favorables à l’installation d’hydroliennes, …), avec les contraintes (les aires protégées, les voies maritimes existantes, …). Et sur lesquelles se dessinent les zones d’activité à placer, avec un niveau de satisfaction par rapport à des critères prédéfinis (le coût, la rentabilité…). « Sur des problèmes aussi complexes, il est peu probable que la solution retenue satisfasse totalement toutes les parties prenantes mais c’est la recherche du meilleur compromis », précise Patrick Meyer.
La traçabilité, une priorité
Le chercheur souligne un aspect central de cet outil : son explicabilité. Certaines solutions nécessitent des millions d’euros pour être implémentées, l’entité de conseil doit donc être en mesure de justifier pourquoi celles-ci précisément ont été choisies. « En tant qu’analystes, nous visons à l’objectivité. Mais nous ne pouvons pas être totalement neutre dans notre modélisation, dans la mesure où notre but est d’expliciter un problème et de prescrire une action », nuance ce dernier. « Pour autant,notre propre système de valeurs ne doit pas influer sur cette modélisation. Dans une démarche ‘d’auditabilité’, nous essayons d’être le plus transparent possible, et d’éviter la ‘boîte noire’. »
Une manière simple de ne pas opacifier le processus de décision consiste par exemple à garder les unités de mesure propres à chaque critère, et à ne pas les transformer en scores. Si le coût est un des critères clés, le modèle va sortir une valeur en euros ; si c’est l’impact écologique, le critère en sortie sera le nombre de tonnes de CO2 émis, etc. D’un bout à l’autre de la chaîne, le chercheur est ainsi capable d’expliquer pourquoi les algorithmes ont proposé telles ou telles solutions, quels ont été les compromis acceptés, quel est le niveau de satisfaction des différents critères pour chaque scénario étudié… amenant à la recommandation finale.
L’humain au centre
Si les calculs et les modèles mathématiques en constituent le socle, la discussion et la négociation sont les piliers de l’outil DESEASION. « On ne peut pas faire abstraction de l’humain dans le processus de décision, et fournir des modèles de résolution fondés uniquement sur les données. », objecte Patrick Meyer. « C’est pourquoi nous avons vraiment placé l’humain au centre de l’outilet des modèles. »
Outre leurs exigences, les parties prenantes expriment aussi les concessions qu’elles sont prêtes à accepter, ce qui facilite la recherche de solutions. « Si l’une des conditions de départ d’un problème est d’avoir une zone de plaisance de 5 km², on peut se rendre compte au fil des discussions avec la personne impliquée que ce critère est flexible et que la zone peut être réduite à 4,8 km² », illustre le chercheur.
Grâce à ce fonctionnement, DESEASION peut aussi aider à statuer sur des sujets controversés comme le lieu d’implantation d’une ferme d’éoliennes, en accordant par exemple autant d’importance au visuel qu’aux autres critères décisifs. « Il y a des riverains extrêmement opposés aux fermes d’éoliennes pour cette raison. Auquel cas, nous sommes capables d’intégrer dans nos modèles une contrainte sur le fait de ne pas voir les éoliennes depuis une certaine ville. » La contrainte modifie l’algorithme, qui va alors déplacer la ferme d’éoliennes de telle sorte qu’elle ne soit pas vue de ladite ville. « Mettre l’humain au centre, c’est prendre en compte ses contraintes mais aussi ses préférences », souligne le chercheur.
Encore des mathématiques pour… optimiser le réseau d’évacuation d’eau de la métropole brestoise
Patrick Meyer explore également d’autres sujets d’aide à la décision. Il y a deux ans, le chercheur, en collaboration avec Arwa Khannoussi, chercheuse au département DAPI d’IMT Atlantique (à Nantes), a aidé la métropole brestoise et Eau du Ponant, l’opérateur d’eau de la localité de Brest, à en améliorer le réseau d’assainissement.
Chaque été, lors de violents épisodes pluvieux, la rade de Brest est polluée par le déversement de grands volumes d’eaux de ruissellement. Grâce à leurs modèles, les deux scientifiques ont évalué une soixantaine de scénarios d’amélioration possibles du système d’assainissement : l’installation d’une nouvelle station d’épuration par exemple, de nouvelles canalisations, la déconnection d’un bâtiment du réseau… jusqu’au scénario gagnant. Ce scénario, meilleur compromis entre des indicateurs économiques, écologiques, liés à l’évaluation du risque et à l’impact social de la modernisation, est actuellement en train d’être implémenté.
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