« Les fake news se sont déployées avec l’utilisation croissante des outils numériques dans des contextes de tension sociale de plus en plus importants » introduit Anuragini Shirish, chercheuse à Institut Mines-Télécom Business School. L’essor massif des fake news avait déjà été observé lors de prises de positions politiques, par exemple lors de l’élection de Donald Trump en 2016 aux États-Unis. Mais c’est au cours de la pandémie de Covid-19 que celles-ci ont pris une ampleur inégalée. Bien que les thématiques vulnérables aux fake news se ressemblaient parfois, par exemple concernant le vaccin contre le Covid-19, leur apparition et leur propagation a été très variable selon les pays.
Afin d’étudier les contextes pouvant favoriser ou diminuer l’apparition des fake news, l’équipe d’Anuragini Shirish a mené une étude sur le nombre de fake news qui ont émergé dans 104 pays durant la crise sanitaire, en les croisant avec des indices de développement humain et de croissance économique. L’étude a été financée par l’Institut Carnot Télécom & Société Numérique et a donné lieu à une publication en accès libre (Impact of Human and Economic Development on Fake News Propensity During the COVID-19 Crisis: A Cross-Country Analysis, Anuragini Shirish & Kanika Kotwal). « Nous avons regardé l’origine des fake news dans différents pays en nous basant sur le nombre de fake news qui y sont apparues et identifiées par des systèmes de fact checking » précise-t-elle.
Dans un travail précédent, la chercheuse avait déjà montré que les incertitudes concernant l’avenir individuel et collectif engendrent la création et la propagation de fake news. L’inquiétude des individus les pousse à chercher des réponses rapides qu’ils acceptent plus facilement sans utiliser un regard critique. « Nous pensions donc qu’une croissance économique et un développement humain plus élevé réduirait les incertitudes des individus, et donc leur influençabilité par les fake news » explique Anuragini Shirish.
Des observations inattendues
Les résultats de cette nouvelle étude sur les pays ont été surprenants. Si une meilleure économie d’un pays réduit effectivement le nombre de fake news qui en émerge, un meilleur indice de développement humain n’a pas cet effet : au contraire, il augmente le nombre de fake news. « Le résultat des observations était inattendu, ce qui reflète une problématique très complexe, et à ce stade, nous pouvons simplement émettre des hypothèses » indique la chercheuse.
L’indicateur de développement humain comprend différents aspects. Il est notamment défini par des standards de confort de vie, qui inclut des bénéfices sociaux comme la sécurité sociale, une mesure de l’espérance de vie en bonne santé, ainsi qu’un certain standard d’éducation. « Nous pensions que le niveau d’éducation général aiderait à développer l’esprit critique et à posséder plus d’outils pour réfléchir avant de réagir émotionnellement face aux incertitudes » explique la chercheuse. « Mais ce n’est pas le cas, et cela pourrait même avoir un effet inverse, car des personnes peuvent avoir plus de curiosité pour s’informer sur des sujets spécifiques sans avoir les outils pour les maîtriser » soulève-t-elle.
Dans beaucoup de pays, les enseignements mis en place ne sont pas actualisés pour lutter contre la problématique émergente de la désinformation. De tels enseignements spécifiques consisteraient notamment à apporter une maîtrise des outils de communications digitaux et de pensée critique de l’information médiatique. « Ces enseignements sont d’ailleurs mis en place dans les pays d’Europe du Nord, où les fake news sont beaucoup moins répandues » pointe la chercheuse.
De plus, les individus des pays plus développés ont un accès plus facile à des technologies numériques plus avancées, ce qui leur donne une capacité à créer ou à diffuser des fake news de manière plus efficiente. Certaines technologies modifient même finement des images ou des vidéos, et leur falsification devient davantage difficile à détecter. La différence entre les vraies et les fausses informations est de plus en plus compliquée à repérer, d’autant plus que des outils d’information très puissants comme ChatGPT peuvent les utiliser sans distinction pour répondre aux utilisateurs.
Le système complexe des fake news
« La diffusion des fake news a une dynamique très complexe qui est influencée par un très grand nombre de paramètres » explique Anuragini Shirish. « De plus, cette dynamique comporte des boucles de rétroaction positives, notamment par le fait que plus des personnes sont exposées à une information, plus elles vont avoir tendance à la croire et à se sentir dans le rôle de la relayer à leur tour » précise la chercheuse.
Les liens et les différences entre une bonne économie et un bon niveau de développement humain d’un pays sont encore à approfondir pour comprendre leur influence différentielle sur les fake news. Les indicateurs gagneraient aussi à être subdivisés pour analyser l’influence croisée des sous-indicateurs. « Même des facteurs comme l’influence de l’universalité d’un langage sont importants à prendre en compte dans la dynamique de propagation des fake news, ajoute la chercheuse. Les fake news dans des langues comme l’anglais, l’espagnol ou le français se diffusent plus facilement que des fake news dans les langues moins parlées, dont les langues des pays d’Europe du nord, et c’est donc aussi un critère à prendre en compte. »
Le niveau de développement humain n’est pas nécessairement lié à une incertitude moins élevée chez les individus. D’autres critères sont à intégrer, comme le bien-être de vie général, qui reste un critère subjectif difficile à mesurer. Des pays avec de bons indicateurs de développement humain peuvent avoir un niveau de bien-être élevé, comme les pays nordiques, ou relativement faible comme la France.
Vers des réflexions sociologiques
Les états qui ont un bon niveau économique et humain général peuvent toutefois comporter des inégalités sociales importantes. En sociologie, la théorie de la tension (strain theory) stipule que les inégalités sociales engendrent de la pression sur les individus qui cherchent en permanence un meilleur nivellement social, et que celui-ci est souvent lié à des objectifs matérialistes. Cela peut parfois induire des activités immorales ou illégales, voire criminelles. La polarisation d’une société entraîne sa fragmentation en groupes communautaires qui ont des croyances et des nécessités divergentes.
Les groupes peuvent ainsi créer et diffuser des fake news pour des raisons différentes. Par exemple, des personnes moins aisées peuvent chercher à monétiser ces fausses informations pour gagner de l’argent.. En revanche, des personnes aisées et influentes peuvent propager la désinformation pour des raisons politiques. Ce type de déviance est donc lié à la mentalité culturelle de nos sociétés. « Il est important d’apprendre à considérer les individus de manière holistique, c’est-à-dire en prenant plus en compte leurs aspects émotionnels, spirituels, culturels et sociaux » évoque Anuragini Shirish.
Les fake news sont le symptôme d’un modèle de fonctionnement général qu’elles renforcent par la même occasion. La complexité de leur dissémination nécessite d’approcher la lutte contre la désinformation avec des angles très variés. À court et à moyen terme, des aspects comme la mise en place de solutions techniques sur les plateformes numériques sont nécessaires. Il est également important que les gouvernements agissent pour accompagner le développement de la pensée critique, et mettent en place des réglementations tout en respectant la liberté d’expression. L’étude du lien entre les fake news et les spécificités des réglementations des pays fait l’objet de recherches en cours par l’équipe d’Institut Mines-Télécom Business School. « À long terme, pour continuer de mieux comprendre un problème complexe de la sorte, les analyses aux macro-échelles et micro-échelles devront se combiner, et inclure une dimension de philosophie sociale » conclut Anuragini Shirish.