Dans une économie désormais largement numérique, les données occupent une place fondamentale. La plupart des entreprises ont d’ailleurs compris la valeur qu’elles pouvaient représenter et la nécessité d’exploiter cette manne colossale d’informations. Mais il est généralement question de tirer uniquement parti de ses propres données et de les préserver jalousement des acteurs extérieurs. Pourtant, l’ouverture aux autres peut s’avérer profitable à tous, notamment à la société et à l’environnement.
L’altruisme des données
« Exploiter ses propres données de façon adéquate permet de créer un optimum local », observe Stéphane Lannuzel, directeur du programme Beauty Tech de L’Oréal. « En mettant les données en commun, à l’échelle d’un écosystème, il devient possible d’atteindre des optimums globaux, plus performants aux niveaux économique et écologique. » Il ne s’agit ainsi pas seulement de maximiser la valeur apportée aux entreprises, mais aussi d’œuvrer pour l’intérêt général, ce que le règlement européen sur la gouvernance des données, le Data Governance Act, cherche à favoriser avec « l’altruisme des données » (en anglais « data altruism »).
Cependant, un cadre est nécessaire pour envisager un tel partage entre acteurs d’un même écosystème. C’est l’objectif du « commun de données », qui regroupe différentes entités autour de buts collectifs, d’activités communes et d’une création de valeurs résultant de cette coopération. Une telle organisation soulève toutefois de nombreuses problématiques. « Même si tout le monde a conscience de l’importance de la coopération pour répondre aux enjeux sociétaux, chacun se montre protecteur envers ses données », relève Stéphane Lannuzel. « Il faut donc établir un cadre de confiance : Quelles règles ? Quel modèle économique ? Comment partager la valeur créée ? ».
Recherche pluridisciplinaire et partenaires industriels
La Chaire Économie des Communs de Données (ECD) vise à répondre à ces interrogations et à développer des méthodes et des outils favorisant cette coopération. Elle a été inaugurée en janvier 2023, avec son partenaire majeur, l’entreprise Newmeric, et grâce au soutien de quatre mécènes : Dassault Systèmes, L’Oréal, Orange et Société Générale, ainsi que de la Fondation Mines-Télécom.
La Chaire ECD réunit des chercheurs de plusieurs disciplines (droit, économie, cybersécurité…), parmi lesquels Claire Levallois-Barth, chercheuse à Télécom Paris et titulaire de la chaire, ainsi que les experts de Newmeric ; elle est coordonnée par Caroline Alazard, présidente de Newmeric. La Chaire ECD s’inscrit dans la stratégie de recherche de l’Institut Mines-Télécom autour des données, à la suite de la chaire Valeurs et politiques des informations personnelles (VP-IP), créée en 2013 et dirigée par Claire Levallois-Barth.
4 axes de recherche
Afin de répondre aux enjeux liés aux communs de données, l’équipe de la Chaire ECD a identifié quatre axes d’étude majeurs.
1. Stratégies de coopération par les données
Les premières réponses à apporter interviennent avant même la constitution d’un commun. Les entreprises ont en effet besoin de déterminer, en amont, leur finalité, les objectifs à atteindre et l’impact recherché au moyen de leur coopération. Quelles valeurs pourraient être créées à travers cette démarche et comment les évaluer ? Comment les futurs contributeurs peuvent-ils valoriser le commun à la fois sur un plan économique, environnemental et sociétal ? « Les questions de la création et du partage de valeurs en écosystème ont une importance cruciale », note la titulaire de la Chaire. « Il existe aujourd’hui peu d’outils en sciences de gestion pour traiter ces questions… »
2. Ingénierie des communs de données
Après avoir cadré la stratégie de coopération, il convient d’en définir les modalités. Quels outils utiliser pour procéder au traitement des données mises en commun ? Comment garantir un niveau de sécurité optimal ? Comment assurer une gestion efficace du commun de données ? Dans le cadre de cet axe, les chercheurs aborderont également les aspects juridiques, en tenant compte des réglementations actuelles et à venir. Ces questions s’avèrent complexes, en raison de la grande variété de sources de données, de typologies et de nature (privées, publiques, locales…). « Nous aborderons notamment le sujet des données personnelles, dans le prolongement de la Chaire VP-IP », annonce Claire Levallois-Barth. « Certains communs traiteront ce type de données, d’autres non. De plus, la frontière est parfois floue entre les données considérées comme personnelles et celles qui ne le sont pas. Nos travaux apporteront aussi un éclairage sur ce point. »
De même, l’équipe de recherche définira les formes juridiques possibles d’un commun de données. « Faut-il privilégier un cadre souple ou plus rigide ? », s’interroge la titulaire de la chaire. « Le commun doit-il prendre la forme d’un consortium, d’une nouvelle entreprise, ou autre ? Les réponses à ces questions dépendront certainement des applications et des durées envisagées. » C’est pourquoi les chercheurs entendent s’appuyer sur une typologie des communs de données et balayer une diversité de modèles.
3. Gouvernance des communs de données dans leur écosystème
Ensuite, comment organiser le commun de données, de sorte à créer un environnement de confiance tout au long de son cycle de vie ? Il convient ainsi de définir des règles de gouvernance, servant de cadre aux relations entre partenaires. Par exemple, faut-il créer de nouvelles instances, des comités de gestion ou de pilotage ? À quelles fréquences les réunir ?
De même, comment assurer un partage équitable des valeurs créées ? « Toutes les entreprises ne sont pas nécessairement intéressées par les mêmes connaissances produites : ce qui intéresse L’Oréal n’est pas forcément ce qui intéresse un autre partenaire », remarque Claire Levallois-Barth. Chacune devra donc tirer des bénéfices de la coopération, en fonction de sa contribution et de ses intérêts propres, toujours dans le cadre d’une finalité prédéfinie.
4. Transformation écosystémique des entreprises
Enfin, l’équipe de la Chaire ECD entend aborder les impacts de ce nouveau type de coopération sur les organisations. Ainsi, quelle influence le recours aux communs de données peut-il exercer sur leur stratégie d’innovation, de partenariat, de RSE, etc. ?
Une Chaire de recherche-action
Sur l’ensemble de ces axes, les travaux menés associent étroitement les univers industriel et académique. En effet, les besoins exprimés par les entreprises partenaires donnent naissance à des études de cas d’usage. C’est là que Newmeric intervient tout particulièrement avec sa méthodologie CIRCULAR pour le co-design de la mise en commun de données. Ces études visent à alimenter ensuite les axes de recherche. Les solutions proposées par les chercheurs pourront alors être testées sur les cas d’usage prédéfinis dans une démarché itérative, afin d’en évaluer la pertinence. « Cette démarche de recherche-action de la Chaire nous a particulièrement séduits », souligne Stéphane Lannuzel. « Car des sujets d’une telle complexité nécessitent une approche de recherche, pour apporter des réponses aux nombreux enjeux, tout en restant également ancrés dans des cas concrets, qui sont clés pour nous, dès aujourd’hui. »
Par exemple, les partenaires de la Chaire ECD ont choisi de travailler sur un premier cas d’usage portant sur la logistique du dernier kilomètre. Pour L’Oréal en particulier, c’est « un sujet auquel nous réfléchissons depuis longtemps, avec la volonté de réduire l’empreinte environnementale de la distribution de nos produits », indique Stéphane Lannuzel. « Pour cela, nous devons travailler avec nos revendeurs, nos partenaires logistiques, les collectivités territoriales… Nous avons déjà entamé la démarche, mais il nous faut un cadre pour échanger les données de façon plus fluide. »
Il ne s’agit là que d’un premier exemple, différents sujets étant à l’étude. Une réflexion bientôt menée avec d’autres acteurs ? « La Chaire ECD reste ouverte à l’arrivée de nouveaux partenaires, qui peuvent être privés ou publics », indique sa titulaire. « Ainsi, la Société Générale vient de nous rejoindre. » Avis aux organisations soucieuses de s’engager dans la voie de la coopération au service de l’intérêt collectif et de l’intérêt général.