Neutralité du Net : l’UE est-elle en train d’opérer un revirement ?
Patrick Maillé, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom ; Annie Blandin-Obernesser, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom et Bruno Tuffin, Inria
À la fin de ce premier trimestre de 2022, la Commission européenne, via son commissaire chargé du marché intérieur Thierry Breton (également ancien PDG de France Télécom de 2002 à 2005 et de Atos, leader européen du cloud, de 2009 à 2019) annonce d’ici la fin de l’année une initiative pour que les grandes plates-formes de contenu numérique participent au coût de l’infrastructure des réseaux de communication.
Sont visées en particulier les quelques plates-formes qui occupent cumulativement plus de 50 % de la bande passante mondiale. Il est même question de faire de ce projet un des principaux chantiers de l’espace numérique, à la suite du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act.
Sous couvert d’équité en matière de financement des investissements, cette déclaration semble en tout cas remettre en cause les principes de neutralité du Net, jusqu’ici pourtant chers aux autorités européennes.
La neutralité du Net, un principe immuable ?
Pour rappel, un vif débat se déroule donc depuis les années 2000 autour de la notion de réseau « ouvert » et de neutralité du Net. Le débat a été provoqué par le blocage ou le ralentissement de certains flux par des opérateurs, qui a suscité de fortes réactions et par la suite une promulgation de principes de neutralité pour réguler les comportements.
Il existe plusieurs définitions plus ou moins similaires de la neutralité du Net, et leurs applications varient grandement selon les pays (et au cours du temps, avec notamment sous l’administration Trump aux États-Unis une remise en cause des principes précédemment actés).
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Dans l’Union européenne, conformément aux dispositions du règlement de 2015 relatif à l’accès à un Internet ouvert, les utilisateurs ont le droit « d’accéder aux informations et aux contenus et de les diffuser, d’utiliser et de fournir des applications et des services et d’utiliser les équipements terminaux de leur choix, quel que soit le lieu où se trouve l’utilisateur final ou le fournisseur, et quels que soient le lieu, l’origine ou la destination de l’information, du contenu, de l’application ou du service, par l’intermédiaire de leur service d’accès à l’Internet ».
Les fournisseurs d’accès ont par conséquent le devoir de traiter « tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l’expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis ou les équipements terminaux utilisés », même si des exceptions restent autorisées dans des cadres précis. Des considérations commerciales ne peuvent donc pas justifier un traitement différencié, comme l’a confirmé l’arrêt Telenor de la Cour de justice de l’Union européenne en novembre 2020.
Ces principes de neutralité semblent ou tout du moins semblaient inamovibles pour les autorités européennes, d’où une certaine surprise face à la récente déclaration de Thierry Breton. En effet, si certaines plates-formes de contenu devaient participer au financement de l’infrastructure, cela ne signifierait-il pas que la transmission de leurs paquets deviendrait payante, contrairement aux autres fournisseurs, ce qui constituerait une discrimination ?
De surcroît, peut-on imaginer que les intéressés paieraient, en échange de rien ? Seraient-ils tentés d’exiger un traitement préférentiel de leurs flux ? À l’inverse, si ces mêmes plates-formes refusaient de payer, seraient-elles bloquées ou leur qualité de service détériorée, avec par conséquent un traitement inégal dans le réseau ?
La reprise des arguments des opérateurs réseau
Cependant, pour Thierry Breton :
« Les règles en place depuis vingt ans s’essoufflent et les opérateurs n’ont plus le bon retour sur leurs investissements. Il est nécessaire de réorganiser la juste rémunération des réseaux. »
On peut remarquer que faire payer certains fournisseurs était très précisément l’argument développé dans les années 2000 par Ed Whitacre, le PDG d’AT&T, fournisseur d’accès majeur aux États-Unis, en déclarant que les fournisseurs de contenu parfois distants et connectés à Internet via un autre fournisseur accédaient gratuitement au réseau d’AT&T pour atteindre les utilisateurs, et devaient donc payer à AT&T une contribution aux investissements nécessaires dans les infrastructures réseau. Mais c’est aussi précisément ce qui a soulevé une série de réactions de la part d’associations d’utilisateurs et des fournisseurs de contenu, craignant que le trafic concerné soit bloqué ou freiné, et a conduit aux définitions de la neutralité du Net et à leur application à travers le monde. Le but principal : empêcher que les fournisseurs de réseaux ne modifient les grands principes de liberté et d’Internet ouvert. La nouveauté aujourd’hui serait alors de se limiter aux « gros » fournisseurs de contenu.
Cet argument lié à l’investissement reprend ceux des opérateurs réseau. Ces derniers affirment en effet que les grands fournisseurs ont une part importante des revenus générés grâce à l’Internet et une capitalisation en bourse croissante, et qu’il y a une asymétrie sur la puissance financière et de négociation entre plates-formes et opérateurs ; il avancent également que ces mêmes fournisseurs ne participent pas à l’infrastructure alors qu’ils en sont les principaux utilisateurs, ou encore que l’utilisation accrue du réseau conduit à une forme de « tragédie du bien commun », phénomène bien connu en économie qui explique les conséquences négatives de la recherche de profit égoïste d’entités sur l’utilisation de ressources communes et gratuites.
On est donc conduit à s’interroger sur les raisons plus politiques qui expliquent ce revirement. L’heure est en effet à une réforme profonde de la régulation du numérique et de ses plates-formes, voire à un changement de paradigme. Lors de la phase de maturation de l’élaboration des nouvelles règles, on ne s’attendait pas à ce que l’on s’attaque de manière si frontale au pouvoir des grandes plates-formes dans un contexte de promotion de la souveraineté numérique européenne.
Tant le Digital Markets Act que le Digital Services Act prévoient en effet des obligations spécifiques pour certaines catégories d’acteurs, les contrôleurs d’accès dans le cas de la régulation des marchés et les très grandes plates-formes dans le cas de la régulation des contenus. Le DMA par exemple apporte une contribution à la neutralité en prévoyant que le comportement des contrôleurs d’accès ne doit pas compromettre les droits des utilisateurs finaux à accéder à un Internet ouvert.
Principe d’équité
Cette régulation est asymétrique, en ce qu’elle distingue différentes catégories d’acteurs. Thierry Breton estime que la réorganisation de l’espace informationnel étant réalisée, il faut désormais se préoccuper des infrastructures. L’asymétrie des règles a-t-elle dès lors sa place ? On peut en douter si l’on fait une application stricte du principe de neutralité du Net, mais on peut nuancer les choses en se rappelant que la régulation des télécommunications repose pour partie sur des règles asymétriques, sous la forme d’obligations renforcées pesant sur les opérateurs exerçant une influence significative sur tel ou tel marché.
En tout état de cause, soit on considère que la neutralité du Net est menacée par le projet de contribution, soit on prend acte du fait qu’elle doit être conciliée avec un principe figurant dans la récente déclaration de droits et principes numériques, celui selon lequel tous les acteurs du marché doivent participer de manière équitable et proportionnée aux coûts de biens, services et infrastructures publics. Sur un sujet connexe, on retrouve ce principe d’équité dans la proposition de loi sur les données de la Commission européenne (Data Act). Ce texte a pour but de « garantir l’équité dans la répartition de la valeur des données entre les acteurs de l’économie fondée sur les données ».
Encore une fois, le but ici n’est pas d’être pro ou contre la neutralité, mais de s’interroger sur les raisons du changement de vision de la Commission européenne, et sur son ambiguïté face aux principes qu’elle avait elle-même instaurés. Les nouveaux principes énoncés, de participation équitable aux coûts des biens, pourraient d’ailleurs être interprétés dans un sens inverse à celui initialement prévu : les opérateurs ne devraient-ils pas participer au financement de la création de contenus, qui leur permettent d’attirer des abonnés ?
Patrick Maillé, Professeur, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom ; Annie Blandin-Obernesser, Professeur de droit, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom et Bruno Tuffin, Directeur de recherche Inria, Inria
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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