Les poissons artificiels de la lagune de Venise
Terminé en novembre 2019, le projet européen H2020 Subcultron a réussi le déploiement d’une flotte autonome de robots sous-marins dans la lagune de Venise. Après 4 ans de travaux, le consortium de recherche — dont IMT Atlantique fait partie — a ainsi démontré la faisabilité d’une synchronisation d’un essaim de plus d’une centaine d’unités autonomes en environnement complexe. Un résultat notamment rendu possible par l’intégration dans les robots d’un 6e sens bio-inspiré, appelé « sens électrique ».
Ce sont de curieuses espèces marines qui ont habité la lagune de Venise d’avril 2016 à novembre 2019. Touristes nautiques ou plongeurs pouvaient en effet observer d’étranges moules transparentes d’une quarantaine de centimètres, ou d’étonnants nénuphars noirs dérivant à la surface de l’eau. Les biologistes amateurs auraient cependant été déçus de faire le déplacement pour les observer, car cette faune d’un autre genre était en réalité artificielle. Il s’agissait de robots immergés sous les eaux vénitiennes dans le cadre du projet européen H2020 Subcultron. Alliant électronique et bio-mimétisme, il avait pour but de déployer un essaim sous-marin de plus de 100 robots, capable de se coordonner de manière autonome tout en s’adaptant à son environnement.
C’est pour parfaire cet objectif que les scientifiques mobilisés sur le projet ont choisi le cadre de la Cité des Doges. « La lagune de Venise est un milieu sensible et complexe » détaille Frédéric Boyer, chercheur en robotique à IMT Atlantique — qui est membre du consortium de recherche de Subcultron. « Les profondeurs sont faibles et très irrégulières, parsemées d’obstacles en tout genre. L’eau y est naturellement turbide. Les grandeurs physiques du milieu varient beaucoup : salinité, température… » En somme, un terrain de jeu idéal pour mettre les robots en difficulté et tester leurs capacités d’adaptation et de coordination.
Un écosystème de robots marins
Les chercheurs ont d’abord déployé dans la lagune 130 moules artificielles. En pratique, il s’agit d’unités électroniques incrustées dans un tube étanche. Elles sont capables de récolter des données physiques sur l’environnement, mais n’ont pas de capacité de déplacement autre que de couler et de refaire surface. Leur autonomie est garantie grâce à un système innovant de recharge par culture de bactéries, mis au point par l’un des partenaires du projet : l’université libre de Bruxelles. À la surface, des « nénuphars » flottants alimentés par énergie solaire, qui sont en réalité des bases de traitement des données. Seul problème : les moules et les nénuphars artificiels n’ont pas le droit de communiquer entre eux. C’est là qu’interviennent la notion de coordination, et un troisième type de robots.
Pour faire voyager l’information entre le fond marin et la surface, les chercheurs ont déployé une cinquantaine de poissons robotisés. « Ils font la taille d’une grosse daurade, sont propulsés par de petites hélices et, à la différence des autres robots, ils peuvent se déplacer » décrit Frédéric Boyer. La communication des données entre le fond et la surface ne peut donc se faire que par un chemin : les moules transmettent l’information aux poissons, qui nagent vers la surface pour les donner aux nénuphars, et reviennent vers les moules pour recommencer. Le tout dans un milieu marin variable, où les nénuphars dérivent et les poissons doivent s’adapter.
Le 6e sens des poissons
Mettre au point cet écosystème autonome de robot est particulièrement difficile. « Les robots actuels sont développés avec un objectif précis, et son rarement prévus pour se coordonner avec d’autres robots aux rôles différents » souligne Frédéric Boyer. Le développement du rôle crucial des poissons artificiels a donc été le challenge principal de ce projet. L’équipe d’IMT Atlantique a été mise à contribution sur ce point, apportant notamment son expertise sur un sens bio-inspiré : le sens électrique.
« C’est un sens que possèdent certains poissons vivant dans les eaux des forêts tropicales » décrit le chercheur. « Grâce à une peau électrosensible, ils mesurent les distorsions des champs électriques qu’ils produisent ou que d’autres produisent, dans leur environnement proche : un autre poisson qui passe à proximité entraîne par exemple une variation qu’ils ressentent. Ils peuvent ainsi traquer des proies ou détecter leurs prédateurs dans des eaux troubles, ou la nuit. » C’est ce sens électrique qui a été introduit dans les poissons artificiels de la lagune turbide de Venise.
Grâce à cette capacité, les poissons ont pu adopter des comportements d’organisation et de coopération. Plutôt que de chacun chercher de manière isoler les moules et les nénuphars, ils se regroupent, et naviguent en banc. Ils peuvent alors mieux détecter les variations du champ électrique en profondeur et à la surface, et s’aligner dans la bonne direction. « C’est un peu comme une boussole qui s’aligne avec le champ électromagnétique terrestre » illustre Frédéric Boyer.
Le projet Subcultron marque donc une double avancée dans le domaine de la robotique, à la fois sur la coordination d’une flotte d’agents autonomes, et sur l’introduction d’un sens bio-inspiré dans des robots en pleine mer. Ces avancées sont particulièrement intéressantes pour la surveillance des écosystèmes et de l’environnement marin. L’un des objectifs annexes du projet était par exemple de traquer un phénomène d’appauvrissement en oxygène de l’eau de la lagune de Venise. Un évènement qui se produit à intervalles irréguliers, de manière imprévisible, et entraîne une mortalité locale des espèces aquatiques. L’essaim de robots sous-marins a su démontrer qu’il était possible, grâce aux données mesurées, d’améliorer la prévision de ce phénomène. Un écosystème artificiel, au bénéfice de l’écosystème naturel en somme.
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Le projet Subcultron a été officiellement lancé en avril 2015 dans le cadre du programme de recherche européen Horizon 2020. Il est coordonné par l’université de Graz, en Autriche. Il associe IMT Atlantique en France, mais également des partenaires italiens (l’École universitaire supérieure de Pise, et le consortium de recherche sur la lagune de Venise), belge (l’université libre de Bruxelles), croate (l’université de Zagreb), et allemand (Cybertonica).
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