Qu’est-ce que l’on appelle un jumeau numérique ?
Raksmey Phan : Si vous avez numériquement un modèle mathématique représentant un système réel, nourri par des données issues de ce système réel, vous avez un double numérique. Bien entendu la qualité du double numérique dépend en premier lieu du modèle mathématique. Historiquement et pour mieux comprendre, nous pouvons prendre l’exemple du four industriel.
Pour créer son double numérique nous allons enregistrer des informations sur ce four, cela peut être les heures d’utilisation et la température lors de chaque utilisation. Combiné à des algorithmes qui prennent en compte les composants constituant le four physique, ce jumeau numérique va calculer son taux d’usure et prévoir les risques de pannes. Il est alors possible de suivre en temps réel l’utilisation du four et de simuler son état futur avec différents scénarios d’utilisation pour anticiper son renouvellement.
Dans quels domaines sont-ils utilisés ?
RP : Cela peut s’appliquer dans tous les domaines tant qu’il y a de la donnée à retenir. Nous pouvons dire que les climatologues font un jumeau numérique de notre planète : en fonction des données observables et observées sur notre planète, ils font tourner des simulations, donc des modèles mathématiques, donnant différents scénarios. Dans un autre contexte au CIS de Mines Saint-Étienne, nous avons des scientifiques reconnus au niveau international, comme Xiaolan Xie, pour leur expérience et expertise dans le domaine de la modélisation des systèmes de soins. Un des projets en cours concerne un jumeau digital du service des urgences de l’Hôpital Nord de Saint-Étienne, à 200 mètres de notre centre.
Quels avantages offrent les jumeaux numériques ?
RP : Prenons l’exemple du jumeau numérique du service des urgences, nous avons intégré les parcours des patients anonymisés sur une année dans un modèle du service des urgences. En plus de ce modèle mathématique, nous réceptionnons des données dites en « pseudo-temps réel », car en décalage d’une heure, de l’arrivée des patients dans le service. Cela nous offre deux possibilités majeures. La première est de suivre en pseudo-temps réel l’évolution du service, grâce aux données reçues et à l’analyse de l’historique des parcours. La deuxième est la capacité de pouvoir se projeter dans l’avenir et de prévenir un événement futur. Imaginons qu’il y ait un accident de bus en centre-ville, connaissant le type de pathologie dans ce contexte, il est alors possible de visualiser la répercussion que cela aura sur le service et le cas échéant, de redimensionner l’effectif.
Comment faisait-on avant les jumeaux numériques ?
RP : Les entreprises et industries n’ont pas attendu que le terme existe pour utiliser le concept. Depuis que nous utilisons des machines, les ingénieurs ont essayé de suivre l’outil via un double – que ce soit numériquement ou sur le papier. C’est un peu comme l’intelligence artificielle. Le terme est revenu à la mode mais son concept est bien plus ancien. Les algorithmes sont des maths, et Napoléon déjà utilisait des algorithmes pour sa logistique de guerre.
Depuis quand parle-t-on de jumeau numérique ?
RP : L’appellation de jumeau numérique vient de l’anglais digital twin. Historiquement, on peut remonter aux articles de 2002 de Michael Grieves, chercheur au Florida Institute of Technology. Cependant le concept existe depuis qu’on a essayé de modéliser numériquement des phénomènes réels, autant dire depuis le début de l’informatique. Il y a cependant une nouvelle émergence du double numérique ces dernières années grâce à la convergence de trois innovations scientifiques et techniques. D’une part le développement impressionnant de notre capacité à analyser de grosses quantités de données — Big Data — la démocratisation des capteurs connectées — Internet of Things — et une effervescence renouvelée autour de l’algorithmique au sens large et autour des sciences cognitives — Intelligence Artificielle.
Comment l’IoT et le Big Data transforment le jumeau numérique ?
RP : La qualité du double numérique dépend d’une part de la quantité et de la qualité de données, et de l’autre de la capacité à analyser ces données, c’est-à-dire les algorithmes et la capacité de calculs. Grâce aux objets de l’IoT nous avons aujourd’hui une quantité impressionnante de données. Le développement de ces capteurs est un facteur important : la production est plus importante et le coût est moindre. Le prix des technologies va continuer à chuter et leur précision à s’améliorer ; nous pourrons créer des jumeaux numériques de systèmes plus larges, plus complexes, et de manière plus précise. Nous pourrions bientôt faire le double numérique d’un être humain (projet à suivre au CIS).
Existe-il des limites techniques pour les jumeaux numériques ?
RP : Sur les 5 dernières années, tout s’accélère au niveau technique. C’est une véritable course vers l’avant. Nous allons développer de meilleurs capteurs, nous aurons plus de données, plus de puissance de calcul. Les jumeaux numériques vont suivre cette évolution technique. La grande limite c’est le partage de données, le gouvernement ne s’y est pas trompé en s’engageant dans la voie de l’Open Data, donc des données gratuites, partagées pour le bien commun. La protection et la sécurisation de ses entrepôts de données sont à la fois les facteurs limitants et nécessaires de l’évolution technique des jumeaux numériques. Dans le cas de notre double numérique de l’hôpital, cela revient à un choix politique et financier des directions hospitalières.
Quels en sont les futurs enjeux ?
RP : Le véritable enjeu, et le vrai saut dans l’inconnu, est éthique. Nous pouvons par exemple évaluer et prédire l’évolution de la fragilité d’une personne senior ; mais que faire de cette information ? S’il y a une dégradation probable nous pouvons prévenir cette personne, mais sans aide il lui sera difficile de changer ses habitudes. Par contre, l’information pourrait intéresser sa mutuelle ; qui, si elle est bienveillante, peut proposer des solutions (activité physique adaptée, promenade accompagnée…). Cet exemple découle de questions sur la confidentialité et l’anonymisation des données sans parler du sujet qu’est le consentement éclairé du patient.
En fait, il est épatant de parler de confidentialité, d’anonymisation et de consentement éclairé comme un enjeu futur — bien que ce soit réellement le cas — alors que depuis une dizaine d’années, une partie de la population publie ses informations personnelles sur des réseaux sociaux et partage ses données avec des applications de bien-être, dont les serveurs de données se trouvent souvent sur un autre continent…
[1] Raksmey Phan est chercheur au laboratoire d’Informatique, de Modélisation et d’Optimisation des Systèmes (LIMOS), unité mixte de recherche Mines Saint-Étienne/CNRS/Université Clermont-Auvergne.