E-santé : des modèles économiques difficiles à mettre au point pour les entreprises
Le développement des outils technologiques a ouvert la voie à de nombreuses innovations dans le secteur de la e-santé. Les produits et les services permettent notamment aux médecins de suivre leurs patients à distance, et aident à l’autonomisation des personnes dépendantes. Pourtant, les entreprises qui les mettent au point et les commercialisent ont de grandes difficultés à établir des modèles économiques viables et pérennes. Dans le cadre du projet Better Business Model, Charlotte Krychowski, chercheuse en management à Télécom École de Management et Myriam Le Goff-Pronost, chercheuse en économie à IMT Atlantique, se sont penchées sur des études de cas d’entreprises afin de mieux comprendre cette situation.
Gélule et tensiomètre connectés, plateforme de consultation médicale par téléphone, services de domotiques ou de téléassistance pour les personnes dépendantes… Toutes ces innovations sont le fait d’entreprises du secteur de la e-santé, en plein essor depuis le développement des nouvelles technologies. « Avec les innovations en e-santé, les bénéfices pour les patients sont réels : certains objets connectés proposés sont par exemple capables de détecter la chute d’une personne âgée et de prévenir un médecin ! » précise Myriam Le Goff-Pronost. Loin d’être des gadgets inutiles, ces nouveaux produits et services aident à la mise en place de services médicaux efficaces tout en réduisant les coûts de santé. Mais malgré la qualité des services qu’elles proposent, les entreprises du secteur de la e-santé ont de grandes difficultés à établir des modèles économiques viables.
Le projet BBM (Better Business Model) financé par l’ANR et auquel participent Myriam Le Goff-Pronost (IMT Atlantique), Charlotte Krychowski (Télécom École de Management), l’Université de Lille, l’Université Savoie Mont Blanc et Grenoble École de Management, se penche sur ces problématiques d’établissements de modèles économiques dans les secteurs de la e-santé et du jeu vidéo. « Si ces deux industries ont été choisies, c’est parce que le numérique y joue un rôle prédominant, et qu’il y a un vivier dynamique d’entreprises dans ces secteurs en France. Avec une vingtaine de chercheurs issus d’autres écoles, Charlotte et moi avons travaillé sur les entreprises de la e-santé » précise Myriam Le Goff-Pronost. Les chercheurs ont travaillé sur des études de cas pour comprendre l’évolution des modèles économiques dans ces secteurs. « Nous avons étudié des entreprises très différentes par leur taille, leurs activités mais également par leur réussite, pour étudier un panel éclectique et représentatif. » explique Myriam Le Goff-Pronost. « Cela a été un vrai travail de rencontres régulières et d’interviews des dirigeants d’entreprises, afin de comprendre leurs décisions en matière de modèle économique et la façon dont leurs business models ont évolué. » Malheureusement, pour l’instant, aucune des entreprises étudiées en e-santé n’arrive à dégager de bénéfices.
Deux univers aux problématiques différentes
Si toutes les entreprises étudiées ont des difficultés économiques, leurs problématiques d’établissement d’un business model pérenne sont différentes. Myriam le Goff-Pronost et Charlotte Krychowski ont ainsi observé que les entreprises se séparaient en deux groupes distincts : l’univers du bien-être, plutôt grand public, et l’univers médical, qui propose des dispositifs médicaux.
Balance connectée, bracelets trackers d’activités… Les produits « bien-être » sont en général vendus directement au grand public. « La principale difficulté pour les entreprises orientées « bien-être » est que, souvent, elles se retrouvent en concurrence avec des très gros fabricants américains, dont il est difficile de se démarquer ! » explique Charlotte Krychowski. « Sans compter qu’elles sont handicapées par l’interdiction de commercialisation des données de santé. »
Dans l’univers médical, en raison de la difficulté d’obtention des autorisations de mise sur le marché et des problèmes structurels du système de santé, les seuils de rentabilité sont très longs à atteindre. En attendant de parvenir à ce seuil dans le secteur de la santé, l’entreprise Bodycap, qui propose une gélule connectée capable de mesurer la température corporelle en temps réel, s’est tournée vers la médecine vétérinaire et le sport de haut niveau pour survivre. Pourtant, beaucoup d’applications sont possibles en santé humaine : suivi d’un patient lors d’une opération chirurgicale longue, suivi post-opératoire après le retour à domicile, suivi de patients confinés en chambre stérile… « Les entreprises se tournent vers des secteurs où la réglementation est beaucoup plus souple pour survivre… Pas besoin d’autorisation de mise sur le marché ! Et dans le sport de haut niveau, les prix peuvent être très élastiques » explique Charlotte Krychowski.
Enfin, si la mise en place de business models dans le secteur de la e-santé est complexe pour les entreprises qui proposent des services médicalisés ou des dispositifs médicaux, c’est parce que le patient, bénéficiaire du service, n’est pas celui qui paye. Sécurité sociale, organismes complémentaires, EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), sont autant d’intermédiaires qui complexifient la mise en place d’un modèle rentable et pérenne. La plateforme Médecin Direct, qui propose des consultations médicales par téléphone, a choisi de passer par des partenariats avec les assurances pour établir un business model viable. Les assureurs proposent le service dans leur gamme, et rémunèrent l’entreprise. « La validation par l’État de leur activité de téléconsultation leur a permis de faire des ordonnances à distance, ce qui les a réellement aidés économiquement » explique Myriam Le Goff-Pronost. « Néanmoins, l’entreprise ne dégage toujours pas de bénéfices… »
Des problèmes structurels à résoudre
« Si ces entreprises ont du mal à trouver un business model adapté, cela ne veut pas dire qu’elles ne vont pas bien ou qu’elles ont fait de mauvais choix ! » affirme Charlotte Krychowski. « Pour la plupart d’entre elles, il faudra des années avant de trouver une rentabilité, car la viabilité de leur business model dépendra de la résolution à long-terme de problèmes structurels dans le secteur de la santé en France. » En effet, si les innovations en e-santé aident surtout à la prévention, les hôpitaux et les médecins sont rémunérés à l’acte, pour une consultation ou une opération chirurgicale par exemple. « Actuellement, qu’un patient aille bien ou mal après une opération n’a aucune incidence économique pour l’hôpital. Et même plus, si la personne doit être réhospitalisée pour complications, l’hôpital gagnera plus d’argent ! Il faudrait que la rémunération soit plus attractive si l’opération se passe bien et si le suivi post-opératoire est bien effectué » affirme Charlotte Krychowski. Selon elle, notre système de santé devra évoluer vers une rémunération forfaitaire par patient suivi pour que les innovations en e-santé puissent trouver leur place, et que les entreprises du secteur soient dans un milieu favorable à leur développement économique. Il sera également nécessaire de former aux outils numériques les personnels soignants, qui seront de plus en plus amenés à suivre des patients via des dispositifs connectés.
Par ailleurs, d’autres obstacles législatifs s’opposent à la réussite des entreprises de la e-santé et au développement de leurs innovations, comme les procédures d’autorisations de mises sur le marché. « Les entreprises étudiées qui produisent des dispositifs médicaux ont l’obligation de faire des essais cliniques extrêmement longs au regard de la rapidité des évolutions technologiques ! » affirme Charlotte Krychowski. Enfin, la législation actuelle interdit la commercialisation des données de santé sensibles, privant les entreprises d’un autre levier économique.
Les difficultés rencontrées par toutes les entreprises étudiées ont poussé les deux chercheuses à publier les études de cas et leurs conclusions dans un ouvrage actuellement en cours de réalisation, qui donnera des clés aux dirigeants d’entreprise pour établir leur modèle économique. Un travail à poursuivre, selon Myriam Le Goff, pour aboutir à des recommandations précises afin d’aider ces entrepreneurs de la e-santé à se faire une place sur ce marché complexe.
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