Comprendre la formation des hydrates de méthane pour révolutionner les pipelines
Alors que les hydrocarbures sont puisés toujours plus en profondeur dans le sol marin, les groupes pétroliers sont confrontés à des risques d’obstruction des pipelines, dus à la formation de composés solides : les hydrates de méthane. Ana Cameirao, ingénieure et docteur spécialisée en cristallisation industrielle à Mines Saint-Étienne, cherche à comprendre et modéliser ce phénomène. Elle a ainsi contribué à créer une chaire industrielle en partenariat avec des laboratoires étrangers et des exploitants comme Total, visant à développer un logiciel de modélisation des écoulements dans les pipelines. A la clé : une exploitation plus économique et plus écologique des pipelines sous-marins.
« Toujours plus loin, toujours plus profond » : telle est la logique d’implantation des plateformes offshore. Face à la demande soutenue du monde et grâce aux progrès technologiques, les réserves d’hydrocarbures jadis considérées comme inaccessibles sont désormais exploitables. Mais cette industrie se heurte à un obstacle : les hydrates de méthane. Ces composés solides, en fait des molécules d’eau solidarisées en une sorte de cage autour d’une molécule de méthane, se forment aux alentours de 4°C et 80 bars de pression, dans les conditions des pipelines profonds… si bien qu’ils finissent parfois par s’agglomérer et obstruer la conduite. Une gageure à réparer, les profondeurs pouvant avoisiner les 3000 mètres !
Pour éviter ce risque, les pétroliers injectent généralement du méthanol, de manière à abaisser la température de formation de ces hydrates. Mais l’injection de cet alcool représente un surcoût ainsi qu’un impact écologique. Quant à l’isolation thermique systématique des pipelines, elle n’est pas suffisante pour prévenir la formation d’hydrates. « La dernière solution consiste à injecter des additifs destinés à ralentir la formation des hydrates, ou leur agglomération », expose Ana Cameirao, chercheuse au centre de recherche SPIN (Sciences des Processus Industriels et Naturels) de Mines Saint-Étienne. C’est sur cette dernière voie que planche cette spécialiste de la cristallisation, cette science décrivant la formation et la croissance d’agrégats solides au sein de phases liquides, par exemple.
Vers une exploitation raisonnée des pipelines
Depuis bientôt 10 ans, elle étudie la formation des hydrates dans toutes les conditions susceptibles d’apparaitre dans les pipelines offshore. « Nous cherchons à modéliser le phénomène, c’est à dire estimer la quantité d’hydrates formés, vérifier si cette phase solide peut être transportée dans l’écoulement, s’il y a besoin d’injecter des additifs, et si oui quelle quantité », résume la chercheuse. Le but : préfigurer une exploitation raisonnée des pipelines et éviter l’injection massive de méthanol à titre préventif. Pour parvenir à établir ces modèles, Ana Cameirao s’appuie sur un outil expérimental précieux : la plateforme Archimède.
Cette boucle de 50 mètres de long adossée au centre SPIN permet de reproduire les écoulements du mélange de pétrole, d’eau et de gaz circulant dans les pipelines. Une panoplie d’instrumentation, incluant des caméras et des sondes laser capables de fonctionner à très haute pression, permet ensuite d’étudier la formation des composés solides : taille, nature, vitesse d’agrégation, etc. De quoi examiner « à la loupe » tous les cas de figure possibles : « nous faisons varier la température et la pression, mais aussi la nature du mélange, par exemple en incorporant plus ou moins de gaz, ou en faisant varier la proportion d’eau dans le mélange », résume Ana Cameirao.
Grâce à cette somme de mesures, la chercheuse et son équipe ont publié en 2016 l’un des modèles de compréhension les plus complets du phénomène de cristallisation des hydrates de méthane. « Il existait déjà de tels modèles, mais pour des fractions d’eau fixes. Notre modèle est plus large : il peut intégrer n’importe quelle proportion d’eau. Cela permet d’étudier une grande variété de puits, y compris les plus anciens dont le mélange peut comporter jusqu’à 90% d’eau ! ». Ce modèle est le fruit d’un travail de fourmi : plus de 150 expériences menées ces cinq dernières années, chacune d’elles représentant au moins deux jours de mesure. Surtout, il ouvre de grandes perspectives : « Les logiciels de simulation de procédés pétrochimiques sont très limités pour décrire l’écoulement des pipelines avec formation d’hydrates. Tout l’enjeu est d’inventer des modules capables de prendre en compte ces phénomènes », analyse Ana Cameirao.
Des applications dans les technologies environnementales
Un projet en passe de se réaliser, à une étape près : « nous devons à présent croiser notre expertise sur la cristallisation des hydrates à des expertises en mécanique des fluides, pour mieux caractériser leur écoulement ». Cette approche multidisciplinaire représente tout l’objet de la chaire internationale Gas Hydrates and Multiphase Flow in Flow Assurance inaugurée en janvier 2017 par l’école des Mines en partenariat avec deux laboratoires, de l’université technologique fédérale du Parana au Brésil (UTFPR) et de la Colorado School of Mines aux États-Unis. La chaire, qui s’étendra sur trois à cinq ans, implique également des partenaires industriels, au premier rang desquels Total. « Total, qui est partenaire du centre de recherche depuis 15 ans, nous apporte non seulement un soutien financier, mais également son retour d’expérience sur des cas d’exploitation réels », précise Ana Cameirao.
Si elle devrait faciliter l’exploitation des hydrocarbures offshore, une meilleure compréhension de la cristallisation des hydrates pourrait également bénéficier à terme aux technologies environnementales. Les chercheurs travaillent en effet sur des applications innovantes des hydrates, comme la captation de CO2 ou de nouvelles techniques de climatisation. « L’idée serait de former des sorbets d’hydrate la nuit quand l’énergie est peu chère et disponible, pour les diffuser dans un réseau de climatisation la journée. La fonte des hydrates permet en effet d’absorber la chaleur du milieu », détaille Ana Cameirao. Décidemment, la cristallisation mène à tout !
[author title= »Ana Cameirao : « La créativité avant tout » » image= »https://imtech.imt.fr/wp-content/uploads/2017/09/Portrait_Ana_Cameirao.jpg »]
Ana Cameirao a opté très tôt pour un cursus d’ingénieur dans son pays natal, le Portugal. « C’était le côté applicatif de la science qui m’intéressait, cette possibilité d’impacter concrètement la vie des gens », se rappelle-t-elle. Un stage de fin d’études à IMT Mines Albi, en cristallisation industrielle, la fera basculer dans la recherche appliquée. « C’est un défi constant, on découvre sans cesse de nouvelles choses », s’enthousiasme-t-elle en faisant le bilan de ses dix ans au centre SPIN de Mines Saint Étienne.
La créativité, Ana Cameirao l’invoque aussi dans son rôle d’enseignante, à grands renforts de méthodes pédagogiques innovantes : par projets, par des cas d’étude concrets, par des auto-formations bibliographiques… « Les élèves aujourd’hui ne s’intéressent plus aux cours magistraux de deux heures. Il faut les rendre acteurs », répète-t-elle. Un intérêt si poussé que l’enseignante a décidé de suivre un MOOC dédié aux méthodes pour stimuler la créativité… en attendant d’organiser ses propres ateliers sur ce sujet au sein de son école en 2018 !
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Rédaction : Umaps, Hugo Leroux
Retrouvez ici tous les articles de la série « Carnets de labos »
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