Laser à cascade quantique : l’expérience du chaos
Publiés au début du mois de février 2016 dans la revue Light: Science & Applications éditée par le célèbre groupe Nature, des résultats viennent bouleverser les certitudes des physiciens. Frédéric Grillot et son équipe de Télécom ParisTech, en partenariat avec CentraleSupélec et mirSense, ont en effet mis en évidence l’apparition d’un chaos dans les lasers à cascade quantique, pourtant réputés d’une stabilité incontestable. Une recherche qui pourrait avoir des conséquences importantes dans le développement des nouvelles applications fibrées ou pour les communications atmosphériques.
Pour expliquer ce qu’est une onde à un enfant curieux, rien ne vaut la bonne vieille illustration du caillou jeté dans un étang et créant des vagues à la surface de celui-ci. L’angelot, toujours prompt à renchérir d’une question ardue, n’hésitera pas à demander du tac au tac : « Qu’est ce qu’il se passe quand plusieurs vagues se rencontrent ? ». À cet instant, les choses commenceront à se compliquer, car les interactions entre paquets d’onde peuvent rapidement devenir chaotiques. En attestent par exemple les vaguelettes désordonnées à la surface d’une piscine. Pour la lumière, qui est une onde électromagnétique, c’est le même problème ; lorsque plusieurs faisceaux interagissent, le comportement périodique peut laisser place au désordre, comme observé auprès des lasers à semi-conducteurs (ou diodes lasers) émettant dans le proche infra-rouge. La théorie semblait cependant être venue au secours des physiciens, en prédisant un comportement stable pour les lasers à cascade quantique inventés en 1994. Mais les travaux menés à Télécom ParisTech par l’équipe de Frédéric Grillot, et publiés au début du mois de février dans la prestigieuse revue Light* du groupe Nature, viennent contredire cette certitude vieille de plus de vingt ans.
« Les lasers à cascade quantique ont un fonctionnement qui est fondamentalement différent des diodes lasers utilisées actuellement dans les fibres optiques ou les lecteurs DVD » nous explique Frédéric Grillot. Les semi-conducteurs possèdent en effet deux bandes d’énergie : une haute, dite de conduction, et une basse, dite de valence. Lorsqu’un électron passe de la bande de conduction à la bande de valence, l’énergie qu’il perd est libérée sous forme de photons — donc de lumière. Pour le laser à cascade quantique en revanche, tout se passe dans la bande de conduction. Les électrons vont descendre de sous-niveaux d’énergie en sous-niveaux comme une balle de tennis dévalerait un escalier. « Pour maximiser l’amplification optique, nous utilisons une structure périodique. Sous l’effet d’un champ électrique, les électrons recyclés d’une période à l’autre traversent cette structure en émettant des photons » nous indique Frédéric Grillot. À chaque marche énergétique, la descente en énergie de l’électron est donc associée à l’émission d’un photon. C’est l’effet de cascade. En moyenne, un électron va produire entre vingt et trente photons. Ces transitions entre sous-niveaux sont extrêmement rapides comparées à celles des diodes lasers. « Les transitions se font sur une échelle temporelle subpicoseconde » précise Frédéric Grillot, soit plus rapide qu’un milliardième de milliseconde. « C’est cette rapidité qui est entre autres à l’origine d’études théoriques montrant que les lasers à cascade quantique sont toujours stables » ajoute le chercheur.
Quel chaos pour le laser à cascade quantique ?
Mais la physique est avant tout une science où l’expérience est reine. Et c’était sans compter sur les travaux de recherche de Frédéric Grillot, Louise Jumpertz et Kevin Schires, tous trois de Télécom ParisTech et épaulés par Marc Sciamanna de CentraleSupélec et Mathieu Carras, co-fondateur de mirSense. En renvoyant une petite partie du signal émis par un laser à cascade quantique dans sa cavité optique — le lieu où se produit le phénomène de création et d’amplification des photons — les physiciens ont cherché à observer du chaos. « C’est une expérience compliquée car il faut de très bons composants optoélectroniques et un environnement de travail ultra-stable » décrit Frédéric Grillot. Pour atteindre ce degré de précision, il a donc pu compter sur le savoir-faire en ingénierie quantique de mirSense, une spin-off du laboratoire III-V de Thalès, d’Alcatel-Lucent et du CEA Leti. Le chercheur précise également qu’une telle expérience « est bien maîtrisée au proche infra-rouge, mais absolument pas pour des longueurs d’ondes plus élevées comme celles du laser à cascade quantique ». C’est en faisant varier la taille de la cavité optique et la quantité de lumière renvoyée dans celle-ci que les chercheurs ont bel et bien mis en évidence l’émergence d’une dynamique chaotique.
Non seulement le résultat est une première mondiale, mais il est doublé d’une autre observation surprenante. Car pour les diodes lasers, la dynamique chaotique est liée à la fréquence dite de relaxation, c’est-à-dire la fréquence caractéristique du laser en réponse à une excitation. Or Frédéric Grillot et son équipe ont observé quelque chose de tout à fait différent pour les lasers à cascade quantique. « Nous avons montré que l’apparition du chaos n’était pas liée à la fréquence de relaxation, mais à une autre fréquence : celle de la cavité externe » déclare le physicien. Non seulement le chaos est bien présent, mais il se met en place d’une façon tout à fait unique pour ces lasers !
Nouvelles communications atmosphériques et cryptographie
En plus de remettre en question les certitudes des physiciens, cette observation est très importante pour le développement des technologies lasers. Les diodes lasers inventées en 1962 sont aujourd’hui largement utilisées dans notre quotidien. Elles génèrent des impulsions optiques transportant l’information dans les réseaux fibrés, nous permettant de communiquer sur des distances et des débits toujours plus grands. « Le problème actuel est qu’avec l’augmentation massive du trafic internet induit par le boom de la télévision en ligne, le streaming et la quantité croissante d’appareils fixes et mobiles connectés au réseau, la bande passante des fibres optiques est quasiment saturée » s’inquiète Frédéric Grillot. Il faut donc trouver d’autres moyens de véhiculer l’information. Une alternative possible est justement d’exploiter les lasers à cascade quantique opérant dans le moyen infrarouge, à des longueurs d’onde entre 3 µm et 10 µm. « Cette plage est très intéressante car elle présente plusieurs fenêtres exploitables pour les transmissions atmosphériques » explique le chercheur.
Les lasers à cascade quantique sont également fortement sollicités pour d’autres applications comme la spectroscopie de gaz et la médecine. « Par exemple, lorsque les cendres du volcan islandais Eyjafjöll ont cloué au sol tous les avions du monde en 2010, les compagnies aériennes rêvaient de capteurs capables de voir en temps réel les particules dans l’atmosphère » illustre Frédéric Grillot. Dans ces cas où une utilisation stable des lasers à cascade quantique est requise, le développement d’isolateurs optiques à ces longueurs d’onde sera fondamental. Le domaine militaire est aussi concerné : ainsi le chaos peut être exploité pour les communications sécurisées, ou le développement de sources non-prévisibles pour le brouillage ou l’aveuglement des détecteurs. Ce dernier point est d’ailleurs à l’origine du financement de la thèse de Louise Jumpertz par la direction générale de l’Armement (DGA).
De nombreuses questions sont désormais soulevées, auxquelles les recherches à venir de l’équipe de Télécom ParisTech répondront peut-être. Dans la ligne de mire des physiciens : montrer la possibilité de réaliser une transmission sécurisée dans l’atmosphère en encryptant l’information dans le chaos. Dans une deuxième phase, injecter dans la cavité optique un faisceau issu d’un second laser. Un tel procédé permettrait selon Frédéric Grillot de décupler les bandes passantes de modulation et d’accroitre la capacité de transmission dans l’atmosphère. « En France, nous sommes actuellement les seuls à nous intéresser à la dynamique non-linéaire des lasers à cascade quantique, alors que le domaine du moyen infra-rouge représente de gros investissements financiers aux Etats-Unis » concède Frédéric Grillot. Un savoir-faire scientifique qui a été salué par la revue Light elle-même, qualifiant les travaux comme représentant « une avancée majeure ».
*Light: Science & Applications occupe le deuxième rang sur 84 revues spécialisées dans la recherche en optique.
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