Depuis plusieurs années, la désinformation climatique prolifère, notamment sur les réseaux sociaux. Elle prend la forme de récits alternatifs sur les causes du réchauffement, de la remise en question du consensus scientifique, ou encore de théories du complot autour des actions de certains gouvernements.
Face à ce phénomène, l’intelligence artificielle (IA) apparait comme un outil performant pour détecter, analyser et classifier les contenus fallacieux. Mais, cet usage soulève une autre problématique : celle de l’impact énergétique de l’IA elle-même. Passés dans le domaine courant, les grands modèles de langage comme ChatGPT, dont la puissance permet de traiter d’immenses volumes de textes, sont typiquement très gourmands en ressources de calcul.
Pour répondre à cette double exigence, d’efficacité et de sobriété, l’IA frugale s’impose progressivement comme un nouvel horizon de recherche.
Vers une IA responsable : sortir de la course à la puissance
Après l’IA « générative », l’IA « frugale » donc, mais de quoi parle-t-on exactement ? « Ce qu’on appelle IA frugale, c’est une intelligence artificielle qui remplit un service utile tout en minimisant son empreinte énergétique et carbone », explique Raphaël Troncy, enseignant-chercheur à EURECOM. L’idée est de produire des systèmes capables de fonctionner efficacement, sans dépendre de modèles surdimensionnés et coûteux.
Dans ce cadre de frugalité, il ne s’agit plus simplement d’optimiser la précision des algorithmes, mais de trouver un équilibre entre performance et consommation de ressources. Une approche qui s’oppose à la course à la taille et à la puissance menée par la plupart des mastodontes du numérique.
Un concours pour réinventer l’efficacité
C’est dans cet esprit qu’a été organisé le « Frugal AI Challenge », porté par le ministère de la Transition écologique en partenariat avec Hugging Face, une plateforme open-source de référence dans le domaine du traitement automatique du langage. Le concours, qui se tenait les 10 et 11 février à Paris, en marge du Sommet pour l’action sur l’IA, consistait à développer des modèles d’IA à la fois performants et sobres, pour l’accomplissement de trois tâches liées à la lutte contre la crise climatique.
Chaque tâche reposait sur un format de données différent. De l’audio, pour détecter les signes de déforestation illégale à partir d’enregistrements dans la forêt amazonienne. De l’image, pour identifier les départs de feux de forêt via des visuels satellites. Et enfin, du texte en provenance d’articles d’actualité, pour analyser et classifier des messages contenant des informations erronées ou trompeuses sur le climat. Ces articles étaient plus précisément fournis par l’association QuotaClimat qui vient récemment de publier un rapport sur la désinformation climatique. Les contenus se voyaient étiquetés selon l’un des huit types de désinformation climatique, parmi lesquels la remise en cause de l’origine anthropique, ou encore la contestation du consensus scientifique.
Outre la précision à réaliser leur tâche, l’empreinte énergétique des modèles constituait un critère déterminant. Toutes les équipes participantes ont utilisé les mêmes outils d’évaluation standardisés pour mesurer la consommation de leurs solutions, déployées dans des conditions matérielles identiques.
Une équipe aussi efficace que son modèle
Parmi ces équipes, celle d’EURECOM, dirigée par Raphaël Troncy et portée par le doctorant Youri Peskine, s’est imposée dans la catégorie textuelle. Pour y parvenir, les chercheurs ont expérimenté différents modèles, en arbitrant entre taille et efficacité énergétique.
Leur solution finale repose sur l’utilisation d’un modèle de langage compact, combiné à un réseau de neurones optimisé à six couches, pour réduire au maximum le nombre de neurones inutiles. Une approche qui leur a permis de conserver un bon niveau de précision, tout en réduisant significativement la consommation d’énergie. L’ensemble du code, ainsi que les résultats détaillés des expérimentations, ont été mis en ligne sur GitHub dans une logique de science ouverte.
Cette réussite repose sur une expertise solide, acquise notamment au travers du projet européen CIMPLE, dédié à la détection de la désinformation en ligne par les modèles de langage. Coordonné par Raphaël Troncy et impliquant déjà le doctorant Youri Peskine, ce projet a permis à l’équipe d’EURECOM de développer, entraîner et tester des outils d’IA sur des thématiques sensibles comme la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine, ou encore les controverses liées au climat. C’est en partie grâce à cette expérience préalable que les challengers ont été capables de mobiliser rapidement des solutions adaptées, dans les délais très courts impartis par l’organisation du « Frugal AI Challenge ».
Une stratégie européenne pour une IA souveraine
Ce prix n’est cependant qu’un témoignage parmi d’autres de l’engagement d’EURECOM dans le développement d’IA plus responsables. Depuis mars 2025, EURECOM poursuit ses recherches autour de l’IA pour le climat avec le projet ClimateSense, en partenariat avec Open University (Royaume-Uni), l’Université économique de Prague, et Kaunas University of Technology (Lituanie). Ce dispositif européen vise à créer un observatoire des événements climatiques extrêmes, croisé avec une analyse des discours de désinformation qui les accompagnent. L’objectif est d’intégrer les données informationnelles aux systèmes d’information géographique existants, afin de mieux comprendre les mécanismes de diffusion et les acteurs-clés de la désinformation.
Les équipes du consortium explorent aussi des formes de réponse, comme la production automatique sur le réseau X de messages à destination des comptes propagateurs de désinformation. Le bot Misinfome répond ainsi aux utilisateurs qui propagent des informations, vérifiées et avérées comme fausses, avec des éléments provocateurs et créatifs, tels que des mèmes internet, des poèmes, ou des blagues. Les équipes s’appuient sur les sciences sociales pour mieux comprendre le comportement des personnes propageant les infox, ou encore, pour mesurer l’impact des réponses fournies. D’autres méthodes sont envisagées parmi lesquelles la création de comptes témoins sur les réseaux sociaux pour infiltrer certaines communautés, ou encore des bases de données de fact-checking mises à jour quotidiennement.
Dans une logique de souveraineté numérique et de développement local, EURECOM est également engagée dans le renfort de ses infrastructures de calcul haute performance au travers d’un projet baptisé CIRCALIS. Soutenu par la Région Sud, ce projet vise à faciliter l’accès, aux communautés de recherche comme aux communautés étudiantes, à des ressources locales nécessaires à leurs travaux sans recourir à des fournisseurs de cloud étrangers.
« L’intelligence artificielle peut donc contribuer à la lutte contre le désordre climatique », résume Raphaël Troncy. Et d’ajouter : « à condition de ne pas en devenir elle-même un facteur aggravant sur le plan environnemental ».