Si vous visualisez un carambolage sur une autoroute et ses conséquences, vous ne projetez probablement pas tous les besoins en télécommunications qu’un tel événement suscite. Et pourtant : les secours doivent se coordonner, les services de santé être informés en temps réel, les opérateurs de transport réorganiser le trafic… Autant d’acteurs qui ont besoin de communiquer efficacement en interne, mais également entre eux. Or les systèmes utilisés par ces différents organes sont souvent cloisonnés, ralentissant la prise de décision et les interventions sur le terrain.
Une telle situation met en lumière le besoin de mettre en place des infrastructures réseaux et de services capables de répondre aux demandes simultanées de plusieurs acteurs de secteurs d’activité différents. Parmi les projets phares du PEPR « 5G et Réseaux du Futur », le projet NF-MUST se propose de combler en partie ce besoin en élaborant une architecture de services adaptée à la coopération des opérations et communications multi-acteurs et multisectorielles.
Un défi car, outre les exigences techniques spécifiques et la diversité des protocoles de communication et de sécurité, la coordination de bout en bout entre les secteurs implique de faire appel à plusieurs opérateurs. « Sachant qu’un opérateur de la 5G ou 6G dispose déjà de segments technologiques hétérogènes, qu’il doit concaténer afin d’établir des infrastructures de bout en bout [sans interruption, ni discontinuité] en mesure de répondre aux besoins des utilisateurs », souligne Djamal Zeghlache, professeur en réseaux et services à Télécom SudParis, porteur et leader du projet NF-MUST. « Pour interconnecter plusieurs opérateurs, il faut donc mettre des réseaux en réseau ! Cela implique d’élargir la notion de slicing au multisectoriel. »
« Comme un mille-feuille dans lequel chaque couche correspond à une part du réseau »
Emprunté au cloud computing, le « slicing » s’est développé avec la 5G, poussé par la virtualisation des services et réseaux. La virtualisation consiste à diviser une même base matérielle en environnements virtuels indépendants, ce qui permet de mutualiser les ressources physiques. Un routeur, par exemple, peut être divisé en compartiments, chacun correspondant à un routeur virtuel servant un utilisateur particulier (tenant). Plusieurs tenants peuvent alors partager les mêmes équipements tout en restant isolés les uns des autres. Ces environnements virtualisés offrent une base flexible et mutualisée sur laquelle peuvent s’exécuter diverses applications ou services – typiquement la communication de services de santé ou de secours, sans requérir à du matériel propre.
Le slicing pousse ce concept plus loin, en partitionnant l’ensemble du réseau, y compris les ressources virtualisées, en « tranches » (slices) dédiées à des « verticaux », comme l’énergie, la santé ou encore les transports. « La notion de partage des ressources, comme le calcul, le stockage ou la mémoire, est élargie au partage des services et des infrastructures réseau », développe Djamal Zeghlache. Concrètement, les opérateurs mettent en offre, à partir de leurs infrastructures réseau 5G et 6G, des tranches configurées de manière personnalisée pour répondre aux exigences des différents verticaux ou d’un tenant particulier. « Comme un mille-feuille dans lequel chaque couche correspond à une part du réseau, dédiée à un secteur ou un tenant », ajoute le chercheur.
Chacun bénéficie alors de son propre slice, qui comprend non seulement la virtualisation des équipements réseau, mais aussi l’allocation dynamique de ressources spécifiques (comme la bande passante, la priorité des flux de trafic, etc.) selon ses besoins. C’est ce qui permet, par exemple, de déployer des infrastructures 5G sur un port intelligent, où les acteurs impliqués (autorité portuaire impliquant armateurs, grutiers, transporteurs…) partagent un réseau tout en bénéficiant de tranches réservées à leurs opérations respectives. « Ces infrastructures sont interconnectées, afin d’offrir des services adaptés aux différents acteurs et tenants qui opèrent dans l’environnement portuaire », complète Zeghlache.
Le défi de la coordination multisectorielle
L’une des ambitions du projet NF-MUST est donc d’étendre le concept de slicing à une échelle multisectorielle. Les secteurs (de l’énergie, de la santé, des transports…) pourraient alors partager une infrastructure commune tout en bénéficiant chacun de slices dédiés, adaptées à leurs besoins spécifiques.
Cela implique d’abord de comprendre le contexte lié à un cas d’usage multisectoriel particulier : identifier les besoins instantanés de tous les acteurs, afin de les transformer en une demande qui sera exprimée envers l’ensemble des réseaux. Ces derniers fourniront ensuite les environnements où s’exécuteront les services nécessaires aux applications de métiers des différents secteurs. Pour reprendre le cas d’un carambolage, l’architecture NF-MUST va donc s’occuper d’offrir un slice de bout en bout afin d’assurer la coopération entre la gendarmerie, les pompiers, les services d’urgence, le service autoroutier… Soit l’ensemble des réseaux et services de communication associés aux implications métiers de tous ces acteurs.
Toutefois, bien que partageant des ressources réseau, ces différents acteurs doivent pouvoir isoler leurs données sensibles. L’architecture bout en bout de NF-MUST doit donc permettre à chacun de fonctionner dans son environnement, et de communiquer avec les autres de manière flexible. « Il faut s’imaginer cela comme un immeuble où chaque étage ou espace (escalier, salle, couloir) serait réservé à un tenant différent, relié ou séparé des autres par des passerelles ou des cloisons. Dans cet environnement, il est possible de changer la configuration – mettre des cloisons, les déplacer, les rendre étanches… – de telle façon que chacun peut y opérer de façon indépendante, ou à l’inverse coopérer avec un partenaire de confiance », illustre Djamal Zeghlache.
Vers une gestion dynamique des ressources
L’autre ambition du projet NF-MUST est de rendre le slicing dynamique et automatisé, afin d’ajuster les ressources en fonction des besoins instantanés des utilisateurs. Actuellement, les slices sont souvent préconçus et prédéfinis, puis mis à disposition dans un catalogue de services. Ces slices prédéfinis sont bien identifiés : ils répondent à des besoins spécifiques et sont choisis selon les exigences des clients. Le slicing dynamique vise à aller au-delà de cette approche prédéfinie.
Il requiert pour cela d’analyser en temps réel l’infrastructure disponible, et de vérifier les ressources non encore allouées. Ces ressources incluent aussi bien les entités virtualisées – permettant à plusieurs clients de les utiliser simultanément – que les entités physiques, qui ne peuvent pas être virtualisées et doivent être partagées successivement entre plusieurs utilisateurs. Les slices doivent ensuite être configurés en fonction des besoins exprimés.
Un catalogue de services personnalisables
L’étape suivante consiste à rendre les catalogues de services accessibles aux utilisateurs, pour qu’ils composent eux-mêmes leurs propres slices en fonction de leurs besoins, à la manière de briques modulables. Lorsqu’un client exprime un besoin, que ce soit de manière technique ou en langage naturel, le système doit traduire puis analyser cette requête afin d’identifier les composants nécessaires à partir du catalogue. Celui-ci fonctionne alors comme une base de connaissances, contenant les briques élémentaires à partir desquelles les slices sont composés. Chaque slice est construit en assemblant différents éléments trouvés dans le catalogue, tout en s’assurant que les utilisateurs sont immuablement authentifiés et possèdent les droits d’accès nécessaires à leurs services., « comme des briques LEGO® à combiner pour répondre à la demande du client », compare Djamal Zeghlache.
La composition d’un slice implique en résumé de découvrir les services disponibles, d’authentifier et comprendre la demande client, de la décomposer en briques élémentaires, et de trouver les composants compatibles dans le catalogue de services. Bien que le catalogue soit central dans ce processus, il reste encore des progrès à faire pour enrichir cette base de connaissances et l’adapter à des usages multisectoriels. « Même si nous sommes nombreux à travailler sur le sujet, les catalogues de services ne sont pas encore très fournis. La procédure n’est pas complètement automatisée. Donc pour le moment, c’est un objectif moyen-terme », tempère Djamal Zeghlache.