Quel est l’impact du numérique vis-à-vis de tels défis ?
PAC : Dans la métamorphose numérique que nous vivons, des risques de prolétarisation touchent les cadres eux-mêmes, et non plus seulement les ouvriers. Ce point a été clairement identifié par le philosophe Bernard Stiegler : la prolétarisation intervient lorsqu’un sujet, qu’il soit producteur ou concepteur, devient privé de son savoir-faire. La crise financière de 2008 a, par exemple, mis en évidence que ce sont aussi désormais les concepteurs et les décideurs qui sont susceptibles d’être prolétarisés par l’automatisation issue des systèmes d’aide à la décision, tels que les programmes informatiques de trading. De nos jours, cette question se pose avec une radicalité absolument inédite dans la mesure où la prolétarisation peut atteindre chacun d’entre nous, atteignant toutes les fonctions sociales, des plus humbles aux plus décisives. La prolétarisation « c’est la perte du savoir de celui qui, s’il est généralement salarié, et qui devient de plus en plus précaire, intérimaire ou à temps très partiel et de plus en plus plateformisé, peut tout aussi bien être consultant, autoentrepreneur, entrepreneur, profession libérale, esclave réticulé du clic, etc. ». Une telle tendance exacerbe la perte de contrôle des individus sur leur travail, en risquant de créer des processus d’aliénation au sein des organisations.
Dans quelle mesure ?
PAC : Aujourd’hui, des registres techniques peu ou mal maîtrisés, comme « big data » ou « blockchain », peuvent générer un sentiment de dévaluation. Certaines personnes peuvent même se trouver, à un moment donné, désorientées par la complexité des systèmes techniques et des termes qui les désignent. Ces malaises et ces souffrances au travail, qui ne s’expriment pas dans les statistiques, reflètent pourtant une angoisse bien réelle, qui s’amplifie à mesure que les dispositifs techniques évoluent, dans un rythme souvent très soutenu.
Comment concilier humain et machine dans l’industrie de demain ?
PAC : Cela passe par une réflexion critique sur l’automatisation. Il faut se demander si elle est toujours pertinente pour chaque fonction ou service. L’histoire industrielle nous rappelle les risques d’un « pacte faustien », où la déshumanisation du travail était acceptée au nom de la croissance. Or ce pacte-là, comme l’avait bien exprimé l’économiste Daniel Cohen, nous pouvons avoir l’impression de le signer à nouveau, cette fois dans la société algorithmique qui s’annonce, avec le fantasme de renouer avec une croissance perdue. Afin d’éviter une telle expérience de mise au ban de l’humain ou même sa machinisation, une question pour l’industrie est de savoir si les nouvelles technologies vont créer des dynamiques de complémentarité entre le travail et la machine, ou bien si elles vont au contraire engendrer des logiques de subordination, voire d’aliénation, irréversibles ? Vis-à-vis de cela, deux scénarios sont possibles pour les cinquante années à venir. Soit un monde de producteurs de symboles, des Steve Jobs, des Elon Musk qui capteront l’essentiel de la rente du monde qu’ils auront eux-mêmes créé. Un monde d’inégalités explosives. Soit, un autre scénario qui consisterait à envisager des jeux de complémentarités nouvelles entre l’homme et les IA : par exemple, le diagnostic accessible pour un pharmacien ou une pharmacienne, en permettant ainsi une revalorisation de ses fonctions et de son métier.
Sur un autre plan, il me semble important de considérer que plus nos espaces sociaux et professionnels sont investis par les innovations numériques, plus nous devons nous rendre attentifs aux vertus de la proximité et de la reconnaissance. Il s’agit par-là d’assumer une prise de recul à l’heure où les éloges en faveur de la numérisation prolifèrent, en rappelant que le désir d’agir ensemble renvoie toujours à des facteurs existentiels. Un tel désir ne se décrète pas, mais fait appel à des dimensions sensibles : sans partage d’un même horizon de sens, sans partage (à un moment donné) d’un même lieu, une fusion des horizons est impossible. Dans cet esprit, il semble important d’encourager la création de lieux qui favorisent la rencontre des compétences. Le développement des tiers-lieux est à cet égard sociologiquement important.
Quel rôle jouent les territoires dans cette réindustrialisation ?
PAC : Les territoires ne sont pas de simples espaces physiques. Ils portent des cultures, des savoir-faire existants de longue date. Les travaux de la chaire Industrie, Design et Innovation Sociale (IDIS) de l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Reims (ESAD, avec laquelle IMT-BS a un partenariat) s’attachent par exemple à faire émerger de nouveaux usages du chanvre, et d’explorer les possibilités techniques de ce matériau local en permettant la création d’objets industriels, en redéfinissant l’activité de production en Région. Le designer intervient dans ce processus en tant que médiateur au sein de l’écosystème territorial, et contribue à créer de la valeur sociale pour les diverses parties prenantes. Une telle dynamique de reterritorialisation permet de redonner du sens à la production et de relier les individus à leur environnement. Ces initiatives invitent à penser qu’un territoire n’est pas seulement une réalité physique : il est toujours susceptible d’ouvrir sur un monde de partage de compétences, de savoir-être et de cultures hétérogènes. Un territoire renvoie toujours au fond à une dimension existentielle (au sens où le psychanalyste Félix Guattari parlait de « territoires existentiels »).
En conclusion, quelle vision portez-vous pour l’avenir de l’industrie et la réindustrialisation ?
PAC : Alors que les vertiges, autant que les limites, de l’hyper-connexion commencent à être sociologiquement bien cernés, il semble crucial de réinvestir les territoires en les envisageant comme des espaces à même de créer des dynamiques sociétales plus contributives et incarnées, plus axées sur le partage des savoir-faire existants. Il importera en ce sens de réapprendre à les voir et à en prendre soin en vue créer les bases d’une nouvelle écologie de l’industrie.