Quelle réalité derrière le mythe de l’entrepreneur ?
Derrière le storytelling de l’entrepreneur visionnaire, enfant du sérail ayant l’idée fulgurante du millénaire, se cache une vérité plus complexe et moins glamour. Thomas Houy, chercheur à Télécom ParisTech, démonte les clichés entretenus autour de l’image romanesque du stratège hors du commun. Suite à sa présentation réalisée lors du colloque IMT dédié à l’entreprise, à l’économie et à la société en novembre 2016, il revient avec nous sur la réalité d’un entrepreneur avant tout attentif aux demandes et aux données issues du marché.
À lui seul et même après son décès, Steve Jobs mythifie la figure de l’entrepreneur. Souvent présenté — ou représenté — comme un génie de l’innovation, il incarnerait la puissance du visionnaire, de l’homme providentiel capable d’apporter des solutions aux problèmes d’un monde qu’il serait seul à comprendre. Loin d’être spécifique à l’ancien PDG d’Apple, cette image d’Épinal semble commune aux entrepreneurs en réussite, qui construiraient des stratégies de long terme sur une idée aussi soudaine que « disruptive ». Seul problème de cette représentation : elle est erronée.
Thomas Houy, chercheur et responsable de la Chaire sur l’Entrepreneuriat Numérique Etudiant à Télécom ParisTech , étudie les caractéristiques de l’entrepreneuriat contemporain, moteur de la transition numérique. Pour lui, de nombreux clichés sont à démonter. Premier et principal d’entre eux : justement celui consistant à croire que c’est une affaire de visionnaire ; qu’il faudrait presque avoir un don d’ubiquité pour réussir dans l’entrepreneuriat. Sans pour autant considérer que le succès est dû au hasard, il pointe simplement que « l’entrepreneuriat est une boîte quasiment noire. Personne ne peut vraiment prédire les succès. Face à tant d’incertitudes, la stratégie la plus pragmatique consiste à itérer le plus possible avec le marché »
Cette capacité d’itération est accrue grâce au numérique. L’impression 3D permet par exemple de prototyper très rapidement un produit, de le tester auprès d’utilisateurs et de revenir en phase de prototypage tout aussi rapidement si jamais la solution ne convient pas. Mieux encore : les données recueillies sur les utilisateurs de services en ligne sont de véritables baromètres du succès ou de l’échec d’une plateforme. En somme, « il est aujourd’hui beaucoup plus facile de sonder un marché, et de comprendre les utilisateurs » constate Thomas Houy.
C’est ainsi bien plus cette capacité à exécuter rapidement un aller-retour entre le consommateur et l’entreprise qui explique les réussites — qui se construisent donc sur la base d’échecs répétés — plutôt qu’une stratégie ou un plan à long terme. C’est d’ailleurs l’un des avantages des start-ups sur les grands groupes en matière digitale. « Les grosses entreprises fonctionnent avec des business plans et des projections sur plusieurs années ; elles ont moins l’opportunité de se laisser guider par une forme de sérendipité où l’organisation assume de ne pas savoir où elle va atterrir » détaille le chercheur. À l’inverse, les start-ups peuvent se le permettre, de par leur absence d’historique et leur proximité avec leurs premiers clients.
« Les start-ups vont concentrer tous leurs efforts pour trouver ce qui s’appelle le ‘product market fit’, c’est à dire le moment où la solution développée trouve l’adhésion de la demande du marché. Pour tester l’appétence du marché pour leur solution, les start-ups peuvent même avoir recours à des astuces comme construire de faux produits » indique Thomas Houy. Il prend l’exemple de Dropbox pour illustrer ce point. Cette jeune pousse qui propose un système de stockage et de partage de fichiers via le cloud a trouvé ses utilisateurs avant même d’avoir une solution commercialisable. « En un week-end le fondateur de Dropbox a créé une fausse vidéo présentant son produit, sans dire qu’il n’existait pas encore, raconte le chercheur. Il a été submergé de mails dans la foulée. Il avait donc trouvé son marché avant même d’avoir un produit. »
Cette vitesse de déploiement d’une solution dans la nouvelle économie numérique rend obsolète les business plans. L’accélération du rythme de la transformation numérique est également un phénomène qui empêche toute forme d’anticipation à moyen ou long termes. Lorsque Tinder est arrivé sur le marché des applications de rencontre, tous les acteurs en présence ont été balayés en quelques mois, rendant obsolète toute projection à 5 ans. « Aujourd’hui, les modèles d’affaires ont remplacé les business plans dans l’économie numérique, affirme Thomas Houy, car personne ne peut prédire ce qu’il se passera dans 6 mois. »
Il ne suffit pas d’être le premier pour réussir
Si les innovations peuvent percer vite, il ne faut pas croire pour autant que c’est parce qu’elles sont l’affaire d’une idée qui s’allume tel un éclair ou une ampoule dans le cerveau d’un être hors du commun. En fait, « toutes les idées existent déjà » pour le chercheur. « D’ailleurs, si une idée n’existe pas, c’est probablement qu’elle est mauvaise, et c’est ce que se disent les investisseurs » poursuit-il. Twitter était loin d’être le premier site de micro-blogging. Il est même arrivé dix ans après que le concept ait été inventé. Avoir l’idée le premier n’est donc pas un signe de réussite. Ce qui importe, c’est la qualité de l’exécution. La force de Twitter est d’être attentif en permanence à la perception de l’utilisateur, de s’adapter aux usages.
Un bon entrepreneur serait-il alors un bon copieur, capable de s’inspirer des réussites d’autrui pour développer une meilleure solution ? « Les personnes qui copient les succès copient souvent les mauvaises choses » avertit Thomas Houy. Un créateur de réseau social aura ainsi tendance à copier Facebook. Il cherchera alors à isoler ce qui fait la caractéristique de Facebook, comme par exemple ses méthodes agiles, basées sur des mises à jour fréquentes. « Le problème c’est que parmi les gens qui ont utilisé des méthodes agiles, il y en a des milliers qui se sont plantés : ce n’est donc pas forcément ça le moteur de la réussite de Facebook. » explique le chercheur. Et de poursuivre : « Les bons entrepreneurs s’inspirent autant des erreurs des autres que de leurs succès. »
C’est en partie cette nécessité de prendre du recul pour réussir qui fait que les bons business dans un domaine ne se montent pas forcément par des enfants du sérail. « Statistiquement, les entrepreneurs qui ont une connaissance du domaine réussissent mieux, mais pas sur les entreprises disruptives » remarque le chercheur. Un paradoxe dû au fait qu’une fois la logique d’un secteur ou d’un marché assimilée, il est difficile d’en sortir et de modifier sa vision. Il illustre ce phénomène avec un cas qu’il connaît bien : celui de l’enseignement. « Lorsque les enseignants créent des MOOCs, ils le font généralement avec un point de vue académique, raconte-t-il. Mais nous sommes bien moins efficaces pour garder l’attention du public derrière son écran qu’une personne qui vient du secteur de l’audiovisuel ou des médias, qui est familier de l’économie de l’attention. »
La réalité de l’entrepreneuriat est donc souvent bien éloignée de l’image largement diffusée. Le storytelling pratiqué autour de ce concept n’aide pas à dépeindre un portrait véridique de l’entrepreneur. Malheureusement, « il est beaucoup plus simple et vendeur de raconter qu’un entrepreneur a un don d’ubiquité, que de dire que c’est une personne humble, qui ne préjuge pas de la force de ses idées et qui regarde des chiffres en permanence pour se guider » remarque Thomas Houy.
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Transmettre les bonnes pratiques entrepreneuriales aux étudiants
Une des croyances répandues sur les qualités d’un entrepreneur efficace consiste à penser qu’il faut qu’il fasse passer à l’échelle rapidement son innovation. Thomas Houy est régulièrement confronté à cette fausse bonne idée dans les projets qu’il mène avec ses étudiants au travers de la Chaire Entrepreneuriat numérique étudiant financée par LVMH. « Souvent, mes étudiants veulent résoudre le problème de l’ennui dans les transports, raconte-t-il. Plusieurs fois, ils ont eu l’idée de créer un réseau social éphémère pour que les utilisateurs entrent en contact dans le métro ou le bus. Ils ont tous la même réflexion : ‘c’est vachement bien comme idée parce qu’il y a 10 millions de gens qui prennent le métro chaque année en France. Sauf que ‘les gens dans le métro’, ça n’existe pas, et il y a autant de besoins différents que d’individus. Dans le métro le matin, il y a un étudiant qui rentre de soirée à côté d’un cadre qui répète sa présentation de projet dans sa tête. Vouloir passer à l’échelle rapidement, c’est vouloir satisfaire tout le monde. Et vouloir satisfaire tout le monde c’est ne contenter personne. Les bons entrepreneurs ciblent des niches, apprennent à contenter parfaitement cette niche, et ne passent à l’échelle qu’en s’attaquant à de nouvelles catégories les unes après les autres. »
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