Une ligne de production de dentifrice, un bassin de culture de microalgues, une étendue océanique… Ces environnements a priori éloignés partagent pourtant une même réalité physique : tous mettent en jeu des fluides en mouvement. C’est cette ubiquité de la mécanique des fluides qui a séduit Tom Lacassagne, enseignant-chercheur au Centre de recherche Énergie Environnement d’IMT Nord Europe. « Ce qui m’a attiré vers cette spécialisation, c’est qu’elle se retrouve aussi bien dans des contextes industriels, comme les centrales nucléaires, que dans des gestes quotidiens comme mélanger son café », confie cet ingénieur en mécanique de formation.
Or dans ces milieux spécifiques (mixtures industrielles, eaux usées, cultures …) où se mélangent bulles, cellules ou encore additifs chimiques, les écoulements se complexifient. Turbulence, instabilité, régimes chaotiques échappent aux lois classiques, rendant le comportement des fluides plus difficile à prédire. C’est là que se situent les travaux du chercheur douaisien : comprendre ces régimes d’écoulement chaotique dans des fluides à viscosité variable, parfois vivants, par opposition aux liquides « simples » — homogènes, transparents. Ou comme il le résume lui-même : « comprendre des écoulements complexes dans des fluides complexes ».
Turbulence, un chaos productif
Dans les mécanismes étudiés par Tom Lacassagne, la turbulence occupe une place centrale. Ce régime d’écoulement chaotique se manifeste par la formation spontanée de tourbillons, de toutes tailles, qui apparaissent et disparaissent aléatoirement. « On l’associe souvent aux secousses en avion, mais cela s’observe aussi, par exemple, quand en automne, les feuilles mortes sont soulevées par le vent, ou quand on verse du sirop dans de l’eau », illustre-t-il. En intensifiant localement les échanges, ces tourbillons facilitent les transferts de chaleur et de matière, notamment la dissolution des gaz dans les liquides.
C’est sur ce phénomène que Tom Lacassagne a débuté ses recherches au Laboratoire de mécanique des fluides et d’acoustique (LMFA) de Lyon. « Quand un liquide est en mouvement et qu’un gaz est au-dessus, ce brassage accélère la dissolution du gaz dans le liquide, mais ces synergies sont difficiles à modéliser », contextualise-t-il. Ce principe s’observe à grande échelle dans l’absorption du dioxyde de carbone (CO₂) par les océans, contribuant à leur acidification.
Le CO₂ en excès dans l’atmosphère se dissout naturellement dans l’eau, mais sa vitesse d’absorption reste difficile à estimer car elle dépend des courants océaniques et de la turbulence. « Si ce brassage n’est pas pris en compte dans les modèles de prévision, le rythme d’acidification est sous-évalué. Mais bien estimer son impact est un vrai défi de modélisation ! », soulève Tom Lacassagne.
Cette capacité de la turbulence à agir comme un catalyseur d’échanges s’avère également stratégique dans l’industrie. « Si un industriel prévoit un mélange en deux jours, alors qu’avec la turbulence cela prend deux heures, il optimise drastiquement son procédé », poursuit le chercheur. Mieux comprendre ces mécanismes permet ainsi de gagner en efficacité et en temps, mais aussi d’anticiper les situations où le fluide lui-même vient complexifier les dynamiques.
Fluide complexe dans le tube
Longtemps considérée comme référence en mécanique des fluides, l’eau présente un comportement simple et bien modélisé. Mais les fluides utilisés dans l’industrie cosmétique, pharmaceutique ou encore agroalimentaire obéissent à des logiques plus complexes. « Ce sont souvent des liquides chargés, contenant des particules, des polymères, des cellules vivantes… Leur comportement n’a rien de linéaire ! », expose Tom Lacassagne.
Le chercheur en a lui-même fait l’expérience lors de son postdoctorat à l’University College London, sur un projet avec le géant pharmaceutique GSK, en travaillant sur la fabrication… du dentifrice. « Toute l’optimisation du procédé reposait sur l’expérience de quelques opérateurs capables de régler les mélangeurs », relate-t-il. Une approche empirique, qui s’explique par la formulation du produit : avec sa multitude d’additifs — polymères, abrasifs, tensioactifs — le dentifrice est un fluide parmi les plus complexes à étudier.
Or comme le rappelle le chercheur, « quand le fluide devient trop complexe, il faut renoncer à tout comprendre et procéder pas à pas. » Pour remplacer l’empirisme par des modèles physiques, il a donc débuté par des fluides simplifiés, étudiés en régime chaotique, avant d’y ajouter progressivement de la complexité. « Mais il faudra encore plusieurs années avant de comprendre tous les mécanismes d’un fluide aussi élaboré que le dentifrice », tempère-t-il.
Agiter pour mieux chauffer
Ces fluides complexes n’en présentent pas moins des propriétés rhéologiques (d’écoulement) intéressantes, comme la rhéofluidification ou la viscoélasticité. Dans le premier cas, leur viscosité change sous l’effet d’une sollicitation mécanique, « à l’instar du dentifrice ou du gel douche, qui deviennent moins visqueux quand on les étale », illustre Tom Lacassagne. Dans le deuxième cas, leur élasticité leur donne une capacité à répondre de manière surprenante aux sollicitations extérieures « comme du miel ». Ces comportements favorisent les instabilités et l’apparition de turbulence, et peuvent donc être exploités, notamment, pour booster les transferts de chaleur à moindre effort.
En effet, dans un système d’échange thermique, plus le fluide circule de manière chaotique, plus le transfert est efficace. « Pour cela, il faut normalement une pompe puissante pour atteindre un régime turbulent », rappelle le chercheur. En jouant sur les propriétés rhéologiques de certains fluides, il devient alors possible d’atteindre le même niveau de désordre en dépensant moins d’énergie mécanique. C’est l’un des axes explorés par Tom Lacassagne : concevoir des fluides caloporteurs qui, en entrant plus vite en turbulence, intensifient les transferts sans augmenter la puissance de pompage.
Comme pour la modélisation du dentifrice, le chercheur part d’un fluide simple – l’eau est généralement un bon fluide thermique de base – auquel il ajoute progressivement des polymères ou de longues macromolécules en suspension pour l’épaissir de manière contrôlée. D’autres additifs sont également testés, comme des particules solides inertes, ou métalliques, qui améliorent directement la conduction thermique. Ces différentes formulations permettent de concevoir des fluides sur mesure, optimisés pour la performance énergétique.
Mélange de cultures
Si la complexité des fluides est parfois bénéfique — comme dans le développement de fluides caloporteurs — dans d’autres contextes, elle est davantage subie. C’est le cas dans un autre champ d’étude de Tom Lacassagne : les milieux biologiques vivants, en particulier les cultures de microalgues et de micro-organismes utilisées dans les bioprocédés. Depuis 2020, le chercheur collabore avec l’université de Mons en Belgique pour étudier les effets du brassage dans ces milieux sensibles au cisaillement.