Face aux défis de la transition énergétique, l’hydrogène se présente comme une des solutions prometteuses pour remplacer les combustibles fossiles. Cependant, sa nature génère des contraintes techniques majeures. Très léger sous sa forme gaz, l’hydrogène occupe un volume colossal à sa densité atmosphérique. Il faut donc pour le rendre utilisable, soit le comprimer, soit le refroidir jusqu’à le liquéfier. Or stocker l’hydrogène à l’état gazeux présente des risques (inflammabilité), et nécessite des réservoirs sous haute pression très coûteux, tandis que la liquéfaction permet d’en réduire drastiquement le volume tout en conservant une forte capacité énergétique.
Cependant, le stockage de l’hydrogène liquide n’est pas non plus sans difficultés : le gaz doit être refroidi à des températures extrêmement basses – en-deçà de -253 °C – pour le transformer et le conserver à l’état de fluide. Ce processus complexe est au cœur du projet HyGen, opéré depuis 2023 par l’Ademe, et piloté par le groupe Fives, un fabricant d’échangeurs cryogéniques. Soutenu par une enveloppe de 3,4 millions d’euros, ce programme du plan France 2030 se focalise sur la conception de super-réservoirs pour la mobilité lourde : des boîtes froides capables, grâce à un fluide caloporteur, de descendre aux températures requises au maintien de l’hydrogène sous sa forme liquide.
C’est dans ce cadre qu’Éric Serris et Sylvain Martin, chercheurs à Mines Saint-Étienne, ont été sollicités. Ils apportent leur expertise, respectivement dans la technologie des poudres et dans la simulation numérique des milieux granulaires, à la résolution d’un obstacle technique bien spécifique : l’empilement de grains dans les plaques des échangeurs.
Un grain dans l’échangeur
Un échangeur thermique fonctionne selon un principe simple mais sophistiqué : il transfère la chaleur entre deux fluides (parfois plus) à des températures différentes, sans les mélanger. Les parois des échangeurs d’HyGen sont ainsi constituées de plaques d’aluminium de sept mètres de haut, séparées de quelques millimètres, entre lesquelles circule un fluide caloporteur. Les plaques jouent un rôle de transmetteurs thermiques, facilitant le transfert de chaleur entre fluide froid et fluide chaud pour atteindre, en bout d’échangeur, les conditions de cryogénie nécessaires à la liquéfaction de l’hydrogène.
L’espace entre les plaques que traverse le fluide caloporteur est en outre rempli d’un lit dense de grains catalytiques. Ces derniers sont destinés à accélérer la conversion de l’hydrogène d’une forme instable à l’état liquide, appelée « ortho », à une forme stable appelée « para ». Par ailleurs, la circulation du fluide autour des grains – sans les faire bouger à son passage – a également pour effet d’accélérer les transferts thermiques nécessaires au maintien des échanges de chaleur avec les parois de l’échangeur.
L’uniformité de cet écoulement est cruciale pour maintenir une efficacité énergétique élevée tout en évitant les pertes thermiques. Or répartir les grains catalytiques dans des espaces très étroits et verticaux, sans créer d’inhomogénéité, relève d’un véritable casse-tête scientifique. « L’espace doit être rempli de manière optimale pour garantir une densité maximale des catalyseurs sans chemins préférentiels », développe Sylvain Martin.
Complexité des milieux granulaires : entre fluide et solide
Pour résoudre cette question scientifique aux allures de problème d’école, les deux chercheurs ont construit des maquettes des échangeurs qu’ils essayent de remplir. Les milieux granulaires possèdent des caractéristiques spécifiques qui varient selon l’échelle d’observation. « À grande échelle, ils se comportent comme un fluide où les principes de la mécanique des fluides s’appliquent. Mais à l’échelle du grain, les frottements et les contacts dominent, nécessitant une approche différente », détaille Sylvain Martin.
L’aptitude à l’écoulement et au réarrangement des grains dépend ainsi de la nature du matériau et de sa surface. Cependant, les deux expérimentateurs ne peuvent pas étudier directement le matériau final, « très rare et très cher », précise Éric Serris. « Nous avons donc recours à des matériaux modèles dont les propriétés géométriques et mécaniques imitent celles du matériau cible, proches du ballast de chemin de fer ». Ces grains modèles, petits polyèdres réguliers, offrent ainsi une solution pratique pour comprendre leur comportement.
Des aller-retours entre simulations et expériences
Les deux chercheurs stéphanois combinent également à leurs expérimentations physiques des simulations numériques. « La difficulté des manipulations est de mesurer et d’avoir accès à toutes les données. En simulation, on peut mesurer toutes les interactions – forces, positions – sur chaque grain et à chaque instant », argumente Sylvain Martin. « Les simulations numériques offrent une compréhension précise de phénomènes difficiles à instrumenter en laboratoire, et un puissant moyen de poser des hypothèses et de les valider en conditions contrôlées. »
Ces modèles doivent cependant être calibrés avec soin. « Le modèle est une représentation imparfaite de la réalité. Il faut donc faire des aller-retours entre simulations et expériences pour le valider », ajoute-t-il. Les chercheurs testent donc différents scénarios, les expériences physiques permettant à la fois de confirmer les tendances observées en modélisation, et d’en révéler les limites et ajustements nécessaires.
« Une initiative 100 % française » au service de la décarbonation
Cette approche conjointe devrait permettre au duo de fournir à Fives des recommandations précises sur le remplissage des plaques, ainsi que les caractéristiques géométriques et morphologiques des grains, essentielles pour améliorer les performances des échangeurs. « Concrètement, nous livrons des recettes détaillées, mais les grands chefs gardent leurs secrets », déclare en souriant Éric Serris.
Depuis de nombreuses années, les équipes de recherche du groupe industriel œuvrent au développement d’équipements toujours plus avancés pour des applications stratégiques liées à l’hydrogène. Par exemple, le projet HyGen vient particulièrement répondre aux besoins liés à la mobilité décarbonée lourde (poids lourds longue distance, porte-conteneurs, avions…).
L’industriel s’appuie pour cela sur un écosystème d’acteurs régionaux : plusieurs PME de la région Auvergne-Rhône-Alpes, dont les bureaux d’étude CFD-Numerics et EC2 Modélisation, spécialisés dans la simulation et la modélisation mécaniques, ou encore le CEA Grenoble pour les essais en cryogénie. Mais également, pour un autre axe de travail du projet, sur les antennes du CEA à Saclay et Cadarache, afin de réaliser des tests de fatigue thermomécanique. « C’est une initiative 100 % française, qui valorise les compétences locales, tout en répondant à une problématique mondiale qu’est la transition énergétique », conclut Éric Serris.