Descartes invente en quelque sorte une nouvelle procédure logique, qui serait celle des certitudes. La richesse aujourd’hui est qu’il pourrait servir de pont entre le caractère philosophique et mathématique, mettant ainsi fin à la ligne de démarcation souvent mise en avant. C’est ce que suggère Olivia Chevalier, chargée de recherche à Institut Mines-Télécom Business School. « J’ai enseigné à des terminales scientifiques à un moment donné, puis ensuite en prépa. Et il ressort très souvent que les meilleurs en philosophie le sont aussi en mathématiques. »
L’une des raisons est sans nul doute la rigueur conceptuelle, c’est-à-dire l’analyse des concepts et leur distinction par la rigueur argumentative et démonstrative. Pour la chercheuse, « la philosophie ne consiste pas à aligner des souvenirs, de bonnes idées ; c’est d’abord penser la réalité et poser des définitions, qu’elles soient provisoires ou pas, négligeables ou non au cours de la réflexion, avec une démarche logique rationnelle, c’est-à-dire qui soit universelle. »
L’intérêt de penser Descartes à notre époque
Descartes devient le paradigme scientifique, aussi bien du point de vue de la méthodologie que du cadre théorique. D’une part, il va fournir les bases mathématiques pour que la physique-mathématique devienne possible. Galilée le fait aussi, mais lui, c’est plus en physicien qu’en mathématicien et philosophe. Ensuite, il va essayer justement de refonder la philosophie, qui, à son époque englobait la majorité du savoir.
Pour cela, il va devoir repenser à nouveau ce qu’est que le corps en le réduisant à une portion de matière, c’est-à-dire qu’il va le débarrasser de ce qu’Aristote appelle les qualités. Pour Descartes, ce n’est que de la matière qui est configurée d’une manière déterminée selon certaines lois mathématiques. Par exemple, une cartouche n’est autre que du plastique configuré d’une certaine manière, à l’intérieur de laquelle se situe de l’encre. Ce liquide est une disposition moins dense de particules en matière que l’enveloppe plastique.
Les Méditations métaphysiques de Descartes s’intéressent à ce qu’est un corps, à savoir une portion de matière. Pour que cette matière soit traitée mathématiquement, il faut la réduire à l’étendue, c’est-à-dire à la longueur, la largeur et la profondeur. La chercheuse précise d’ailleurs : « En réduisant ainsi la matière à l’étendue, et donc à un volume, les corps apparaissent traitables “mathématiquement“ ; ce qui permet ensuite de fonder toute la physique moderne. »
Focus sur les mathématiques et leur philosophie chez Descartes
Dans l’ouvrage Descartes et ses mathématiques, divisé en deux grandes parties, d’autres spécialistes interviennent. La première partie porte sur les mathématiques et la seconde sur la philosophie des mathématiques. La première finalité de l’ouvrage est de sortir du cadre étroit de la doxa (l’opinion) qui caricature Descartes depuis des décennies. La seconde finalité, c’est de montrer la multiplicité de Descartes en mathématiques par ses apports, qu’ils soient directs ou indirects
Dans le premier chapitre de la première partie, Vincent Jullien, Professeur d’histoire et philosophie des sciences à l’Université de Nantes, traite la question de la notion de limite qui, chez Descartes, n’est pas définie comme elle le sera ensuite dans l’analyse moderne. L’auteur montre que Descartes a offert un cadre d’exigence qui est la condition de possibilité et d’élaboration de la notion moderne de limite. Il met surtout en lumière la diversité de l’approche cartésienne présentant quatre géométries.
L’article de Jean Dhombres, mathématicien, historien des mathématiques et directeur émérite de recherche au CNRS, et directeur du Centre d’histoire des sciences et des techniques de l’Université de Nantes, s’intéresse à l’algèbre, la méthode des coefficients indéterminés pour résoudre les équations du deuxième et quatrième degré qui se trouvent dans la géométrie. Celui de Marco Panza, directeur de recherche au CNRS, se penche sur la géométrie cartésienne qui vient rompre avec la géométrie classique euclidienne ou plutôt en constituer une continuation. Dans son chapitre, Benoît Timmermans s’intéresse plutôt à l’arithmétique, à une méthode proposée par Descartes pour la construction de nombres parfaits impairs.
En abordant les rapports de Descartes à la notion de limite, la géométrie euclidienne, à l’algèbre avec la méthode des coefficients indéterminés et à l’arithmétique, l’ouvrage contribue selon moi à deux choses. D’une part, il souligne à quel point Descartes a contribué au progrès des mathématiques. D’autre part, il permet de réfuter l’image d’un Descartes borné à sa « recette » des quatre règles de la méthode.
Dans la seconde partie, Jean-Michel Salanskis, Professeur émérite en philosophie des sciences à l’Université de paris X Nanterre, il reprend ce qu’il avait fait dans son ouvrage Philosophie des mathématiques, mais en l’appliquant à Descartes cette fois-ci. « Il tente de formuler ce que Descartes n’a pas formulé au sujet de sa conception des mathématiques, et de déterminer si ou non même s’il est possible de formuler une philosophie cartésienne des mathématiques », pointe Olivia Chevalier. Le chapitre de Julien Copin, Directeur de programme au Collège international de philosophie, s’intéresse à la démarche logique originale du cogito, qui n’est pas réductible à un syllogisme et n’obéit pas à la logique traditionnelle, au sens où il y aurait un ordre logique ou chronologique. Le dernier chapitre s’intéresse à la place et à l’usage très contrastés de la notion d’infini dans les pratiques démonstratives de Descartes en géométrie et métaphysique.
La méthode cartésienne face aux défis contemporains
Descartes est à la fois un grand mathématicien et l’un des plus grands philosophes. Selon la chargée de recherche, « les deux sont inséparables, et s’il est un grand philosophe, c’est parce qu’il est un grand mathématicien, et inversement. » La science doit s’inspirer de cette méthode cartésienne pour rester toujours rigoureuse face aux avancées technologiques comme l’intelligence artificielle. Le risque serait d’enlever aux individus la possibilité de mener une réflexion étape par étape. Avec la vitesse de circulation des informations, il ne faudrait pas se retrouver avec des apprenants qui font du « par cœur » sans en comprendre le sens. En revanche, il est judicieux de pouvoir se servir des prouesses technologiques avec sagesse pour mieux conduire sa réflexion sur les défis d’aujourd’hui et à venir.