Tribune rédigée par Christian Licoppe, professeur de sociologie à Télécom Paris.
Le monde de la justice n’échappe pas à l’IA : en témoigne la prolifération des legal tech, ces dispositifs basés sur l’accès à de grandes bases de données judiciaires et sur des traitements algorithmiques plus ou moins prédictifs. En général, le discours des développeurs insiste sur le caractère « disruptif » de leurs programmes, comme si on faisait table rase de tous les autres équipements de l’activité judiciaire.
De plus, présenter l’application de l’IA au domaine judiciaire en insistant autant que le font les promoteurs de ces outils sur leurs capacités prédictives réveille le fantasme d’une substitution complète des professionnels humains par l’intelligence artificielle. Cela revient à prétendre que les outils basés sur l’IA seraient capables de déterminer par eux-mêmes les décisions judiciaires.
Les dispositifs de legal tech s’appuient sur de grandes bases de données judiciaires et sont susceptibles de combiner trois types d’outils : un moteur de recherche multicritère, des traitements statistiques, et des algorithmes probabilistes et prédictifs d’une décision possible. Chacun de ces étages du dispositif est susceptible d’aider à la décision judiciaire, mais de manière différente. Si le dernier étage est le plus prédictif, c’est le moteur de recherche, qui, on va le voir, va jouer un rôle crucial, même s’il suscite moins de fantasmes technologiques.
Une expérimentation d’outils de justice prédictive à Strasbourg
Nous avons participé à deux expérimentations au tribunal de Strasbourg d’un outil informatique exploitant de grandes bases de données judiciaires, combinant moteur de recherches et traitements statistiques. Ces expérimentations se sont déroulées avec la collaboration des magistrats de la Chambre civile (contentieux des indemnités pour préjudices corporels) et du Pôle des affaires familiales (question des prestations compensatoires dans les dossiers de divorce). Ces expérimentations constituent un point de rencontre entre l’univers judiciaire et l’univers de l’informatique des legal tech. Elles permettent d’éclairer les conditions dans lesquelles ce genre d’outil, et plus particulièrement les moteurs de recherche permettant de faire remonter à l’attention des juges des « cas similaires » équipent, aident et transforment la décision judiciaire.
Tout d’abord, quel que soit le dispositif d’aide à la décision envisagé (simple barème, moteur de recherche ou algorithme prédictif), on ne peut comprendre ce type d’expérimentation sans se référer à l’ethos des magistrats. L’ethos recoupe les dispositions et les valeurs intériorisées par ceux-ci dans le cadre de leurs activités professionnelles. Il détermine la rencontre avec les outils algorithmiques et leurs promoteurs, et la manière dont les magistrats sont susceptibles de s’en saisir. Ces derniers se réfèrent en effet à « l’imperium du juge », qui exige que le magistrat soit seul en charge du dossier, pleinement responsable de son traitement, et que sa décision soit rédigée de manière indépendante. Ces attentes normatives contraignent la capacité d’un magistrat à demander de l’aide, et pèsent même sur la possibilité de discuter d’un cas avec ses collègues.
À l’inverse, l’univers de l’informatique est traversé par une idéologie de la collaboration tous azimuts. Les innovateurs des legal tech échouent d’ailleurs parfois à faire adopter aux magistrats leur manière de collaborer, ce qui peut freiner l’adoption des outils qu’ils développent et conduire à l’échec de certaines expérimentations.
Identifier des affaires similaires
Il ressort de notre travail que l’usage de ces dispositifs par les magistrats est fortement contraint par la pression à produire des décisions et à gérer le flux des affaires qui pèse sur eux, et qui limite beaucoup leurs possibilités d’apprentissage. Pour les magistrats qui les ont utilisés, leur usage s’est surtout focalisé sur des cas qu’ils jugeaient particulièrement complexes ou atypiques (complexité des situations professionnelles, des patrimoines ou des droits à la retraite par exemple pour les contentieux étudiés ici). Ces outils leur ont permis de mener une recherche dans la base de données de cas proches, où les décisions antérieures étaient susceptibles d’éclairer cette complexité des cas présents. D’une part, pour ces cas potentiellement longs à traiter, le coût et le temps d’apprentissage du nouvel outil paraissaient plus acceptables. D’autre part, pour des affaires délicates, disposer de cas similaires pouvait s’avérer éclairant.
Il convient de noter que, outre le caractère à chaque fois différent de la notion de « proximité » entre des affaires différentes, les magistrats ont dû développer des habiletés nouvelles dans le maniement des critères de recherche, afin de pouvoir isoler ni trop, ni trop peu, de cas similaires.
C’est dans la relation à ces cas similaires que s’est joué le rôle des dispositifs expérimentés, utilisés presque exclusivement comme moteurs de recherche par les magistrats, même s’ils permettaient également des traitements statistiques. Même cet usage plus familier du numérique pose toutefois des problèmes éthiques aux magistrats, lorsqu’il permet de trouver des cas assez proches pour guider la décision. À un extrême, si le juge traite les cas et les décisions pertinentes remontées par le moteur de recherche comme une information supplémentaire, mais les tient à distance, la technologie ne constitue qu’un outil parmi d’autres, tels que les divers abaques ou barèmes papier dont ils peuvent déjà disposer. À l’autre extrême, si le magistrat traite un cas voisin comme une source du droit (c’est-à-dire un précédent qui fait jurisprudence), et « calque » sa décision sur celui-ci, alors c’est comme si la technologie produisait en grande partie la décision. Et notre enquête montre à quel point c’est une question sensible, puisque le droit français exclut la logique du précédent, contrairement au droit anglo-saxon.
Le risque du précédent
Le cas d’un magistrat de la Chambre civile illustre bien ce point. Il a utilisé le moteur de recherche pour un cas complexe : « J’ai trouvé une situation, qui s’est passée outre-mer, assez proche… Je les ai toutes parcourues, mais c’est celle qui répondait le mieux à mon cas ». Dans un premier temps, il précise d’abord s’être seulement « inspiré » de la décision : « Donc, je ne me la suis pas appropriée, je m’en suis inspiré… ». Cette nuance apparaît comme défensive, elle vise à se garder de donner l’impression que le juge a traité le cas comme un précédent contraignant (ce qui reviendrait à traiter le cas comme une source du droit). Les justifications qu’il fournit immédiatement après le montrent : « C’est parce qu’en France, contrairement à […] d’autres systèmes jurisprudentiels d’autres pays, on n’a pas la culture du précédent… Nous, on a un système légal, la jurisprudence étant une source, une des sources, mais on ne doit pas rendre ce qu’on appelle d’arrêts de règlement ».
« S’approprier » le cas, ce serait reprendre la motivation de la décision telle quelle : « M’approprier, ça aurait été, effectivement, de dire que je prends exactement la motivation, et je la reproduis telle que, et là, j’aurais créé un précédent ». On ne peut pas non plus faire référence au cas antérieur, il faut à chaque fois statuer à nouveau : « On ne peut pas dire, référence jurisprudence telle, on applique exactement la même chose que la jurisprudence précédente, on doit, cas par cas, statuer ». Il faut également que le fait que l’on statue effectivement sur le cas soit rendu manifeste explicitement dans la décision elle-même : « alors, mon raisonnement, pour justement ne pas prendre la règle du précédent, et pour ne pas appliquer purement la jurisprudence, je rappelle toujours, en début de chaque poste de préjudice, la règle de droit ».
On voit bien ici comment la combinaison de grandes bases de données judiciaires étiquetées et de moteur de recherche renforce le risque de trouver des cas similaires et de traiter ceux-ci comme des précédents, et comment il convient de résister à cette tentation. C’est dans cette tension et la manière dont elle est négociée que se joue le rôle de ces technologies judiciaires nouvelles.
Enfin, une des conclusions importantes de nos expérimentations, c’est que cette tension est plus ou moins aiguë selon le type de contentieux envisagé. La tentation du précédent est d’autant plus forte que le contentieux est codifiable et formalisable (comme c’est par exemple le cas avec les indemnités pour préjudice corporel). Elle est en revanche plus faible pour un type de contentieux comme les prestations compensatoires dans les affaires de divorce où les dossiers sont plus singuliers et font aussi intervenir des éléments d’appréciation extrajuridiques. Plus généralement, on retiendra que, contrairement au discours ambiant qui envisage l’application de l’IA dans la justice en général, il faut utiliser un grain plus fin, et considérer ses effets potentiels au cas par cas, contentieux par contentieux.
Article rédigé par Christian Licoppe, Professeur de sociologie, Télécom Paris – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.