La « cantoche ». Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, elle est le haut lieu de la vie sociale en école, en entreprise, à l’Ehpad… On s’y retrouve pour partager un repas, un moment de convivialité ou encore faire une pause au milieu d’une journée chargée. En plus de sa fonction sociale, la cantine est la marque de son temps : plus de transparence concernant les aliments et leur provenance, plus de menus végétariens, avec une empreinte carbone réduite, plus de produits de saison… Autant de critères qui font partie des attentes des consommateurs et consommatrices d’aujourd’hui. Mais aussi moins de gaspillage.
Et c’est là que l’équation se complexifie. Car pour ne pas éconduire de bouches affamées, ou ne proposer que des fonds de placards, les cantines produisent généralement plus de repas qu’il n’en faut, générant un gaspillage alimentaire conséquent. En 2020, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a évalué à 120 grammes et 68 centimes les quantités de nourriture jetées par personne et par repas servi en restauration collective, soit une perte de 2,7 milliards d’euros par an.
C’est donc pour répondre aux enjeux majeurs – environnementaux, économiques et sociaux – posés par le gaspillage alimentaire dans la restauration collective qu’Axel Galliano et Kenny Laport ont créé la plateforme Jabu. « Nous aimons tous les deux ‘la bonne bouffe’ et nous voulions monter un projet avec du sens : le sujet du gaspillage alimentaire s’est donc imposé », raconte Axel Galliano. « Nous sommes aussi usagers de la restauration collective et nous avions conscience du problème des surplus de cantine. » Outre la gastronomie, les deux entrepreneurs ont la passion commune du kite-surf – qui les a fait se rencontrer – et des jeux vidéo. Le nom Jabu est d’ailleurs une référence à l’univers fantaisiste de Zelda : il désigne une divinité en forme de poisson dans le ventre duquel se trouve une des clés de l’intrigue.
Une co-construction avec les experts du secteur
Et c’est bien depuis les entrailles du système que les deux fondateurs décident d’attaquer le problème : en interviewant près de 150 acteurs de la restauration. « Nous avons échangé avec des prestataires de toutes tailles, servant dans différents types d’établissements à travers le territoire », relate Axel Galliano. Ces entretiens visaient à comprendre le fonctionnement et les problématiques de la restauration collective, les quantités de nourriture jetées et les raisons sous-jacentes.
Le plus souvent, le gaspillage est lié à un équilibre délicat entre le fait de délivrer suffisamment pour ne refouler personne – surtout dans les cantines scolaires – et d’éviter la surproduction. Il faut donc viser au plus près de la fréquentation réelle. « Pour certaines cantines c’est un vrai casse-tête », constate le co-fondateur. « C’est ce que nous aimerions résoudre grâce à l’intelligence artificielle. » À la suite de ces échanges, au début de l’année 2023, Axel Galliano et Kenny Laport ajustent leur projet et lancent la conception de leur produit : un outil informatique capable d’anticiper au mieux la préparation des repas en estimant la fréquentation.
Pour ce faire, ils accueillent un troisième associé, Ismaël Talbi, développeur expérimenté, qui construit la plateforme – et y apporte aujourd’hui encore des améliorations. Au fur et mesure des développements, le trio soumet l’outil au panel de restaurateurs interrogés au départ. « Dès que nous avions une idée, nous allions la présenter, pour avoir des retours immédiats, notamment sur la pertinence », argumente Axel Galliano. « L’objectif de cette démarche était de gagner du temps, mais surtout d’embarquer dans notre projet ces experts qui sont aussi nos futurs clients. »
Les goûts et la météo
Concrètement, Jabu se présente sous la forme d’une application mobile permettant aux parents, élèves, personnel d’entreprise ou d’établissement de santé, d’avoir accès en avance au menu proposé par leur cantine et de donner pour chaque plat un avis. « Les goûts, les préférences ou les contraintes alimentaires ont un impact énorme sur la fréquentation », précise Axel Galliano. « Nous n’avons cependant pas la prétention de dire aux restaurants quels plats proposer », modère ce dernier. Dans certaines entreprises, le menu est élaboré chaque mois, pour les hôpitaux, cela peut être plusieurs mois à l’avance. Le principe est plutôt d’identifier parmi les différents plats proposés celui qui va générer le plus de vote pour rééquilibrer les quantités.
Ces données viennent nourrir l’algorithme développé spécifiquement pour Jabu. Elles complètent un historique de deux ou trois années – sur la fréquentation, les consommations – mais aussi un flux d’information en temps réel comme la météo, les périodes de vacances, les grèves ou les épidémies, qui ont un impact sur la fréquentation. En fonction de toutes ces informations entrantes, la plateforme va être capable de prédire, pour un établissement donné, la fréquentation au quotidien et un pourcentage de répartition de menus, sous forme de graphes et de tableaux de bord. Côté application, elle fournit également aux utilisateurs et utilisatrices des chiffres sur l’impact RSE, comme la quantité de nourriture sauvée ou la quantité de CO2 non émise.
Réduire et redistribuer, la boucle est bouclée
Depuis la fin de l’année 2023, les choses s’accélèrent pour Jabu. Après avoir été lauréate du Trophée Startup Numérique 2023 organisé par IMT Starter, pour la catégorie « Data for Good », la jeune pousse a reçu plusieurs financements, du Réseau Entreprendre Seine-Saint-Denis et de la bourse de la French Tech notamment. En attendant la levée de fonds prévue fin 2024 et le développement de nouvelles fonctionnalités, une version pilote sera mise à l’essai dans un hôpital et cinq collèges à partir de fin avril.
« La mise en application de Jabu a montré des estimations avec un taux de réussite situé entre 89 et 95 %, c’est-à-dire que si la plateforme prévoit une fréquentation de 100 personnes, il y aura possiblement 5 à 10 convives en plus ou en moins », décrypte Axel Galliano. « En plus de suggérer s’il vaut mieux prévoir plus de carottes que d’épinards », ajoute ce dernier en souriant.
Enfin, même si l’objectif premier de Jabu est de réduire autant que possible le surplus de nourriture, la plateforme permet, à la manière de l’application Too Good To Go, de redistribuer les invendus en fin de service. Ce service s’opère de manière internalisée, en ne revendant le surplus qu’aux utilisateurs et utilisatrices identifiés sur l’application, pour un fonctionnement vertueux, circulaire et traçable.