Il apparaît clairement que la sûreté est aujourd’hui pour la SNCF un argument de vente : garantir la sûreté est un préalable, une condition de possibilité du développement de l’activité de transport et des activités commerciales extraferroviaires. Cette fonction de support, les responsables de la Suge l’ont pleinement intégrée, comme nous l’indique un directeur :
« Au-delà de protéger les agents de la SNCF, c’est aussi un gage pour nous, pour faire venir la clientèle dans les trains. »
L’utilisation récurrente du terme « client » pour désigner le voyageur est assez révélatrice de l’intégration par les agents Suge, de la portée commerciale de leur mission.
Des uniformes et des contrats
Deux éléments en particulier matérialisent ces évolutions. Le plus visible, sans doute, est le passage à l’uniforme dans les années 1990, changement qui a pu être mal vécu par certains agents. Exit l’investigation policière en civil, les filatures et les enquêtes et l’impression valorisante de passer pour un inspecteur de police et d’inspirer la méfiance ; désormais, c’est la polyvalence qui est mise en avant. Aider un parent avec sa poussette, demander aux personnes d’enlever leurs pieds des sièges, intimer aux voyageurs d’arrêter de fumer, disperser un groupe de jeunes jugé trop bruyant, renseigner et orienter des usagers sur les quais, établir une contravention pour outrage sexiste, intervenir en cas de violence, contacter les forces de l’ordre si besoin, voilà ce qu’attend un directeur de zone sûreté :
« La posture du métier a complètement changé. On est beaucoup plus sur une posture de prévention et de visibilité, de service aux clients. Quand on est en civil et armé, on se fiche bien de donner un horaire à quelqu’un qui vous le demande dans une gare : il ne sait pas que vous êtes de l’entreprise. Quand on a “SNCF” dans le dos, l’attitude n’est pas la même : elle se rapproche des autres métiers de l’entreprise. »
L’autre grande évolution concerne le fonctionnement interne dans la mesure où la direction de la sûreté se met à entretenir des relations contractuelles avec les autres entités de la SNCF. Chaque année, des contrats sont établis au niveau national puis déclinés dans les entités territoriales du groupe, à partir d’un catalogue de prestations : enquête, contrôle, diagnostic, sécurisation des trains et des gares, lutte antifraude, expertise. La sûreté devient ainsi un service consommable qui s’échange sur un marché interne à l’entreprise ferroviaire en fonction du prix des prestations et des ressources humaines et matérielles dont dispose la Suge.
Des évaluations différentielles des priorités en matière de sûreté peuvent alors avoir lieu entre ces différents acteurs. Au moment de notre enquête à la gare du Nord, par exemple, les responsables de l’activité « Voyages » demandaient systématiquement que des agents soient présents au départ voire à l’intérieur du dernier TGV de la journée. Le personnel de la Suge avait, lui, l’impression que cette mission n’était plus prioritaire, comme l’a souligné un agent interviewé :
« Tout le monde sait que le dernier train est sécurisé, il ne se passe donc jamais rien : on préférerait être du côté Transilien où les enjeux sont plus importants. »
Ces relations contractuelles obligent également la direction de la sûreté à soigner sa légitimité : la base de données Cézar répertoriant les faits de sûreté a été mise en place, de même que des procédures de reporting. Ensemble, ils permettent d’avoir une représentation des évènements ayant lieu dans les emprises ferroviaires et un suivi serré de l’activité des agents Suge. Ce fonctionnement est porteur d’une représentation comptable du travail de la Suge : le bon chef d’équipe est celui qui remplit le nombre d’heures prévues.
Une marchandisation en question
On est là en plein dans ce que le sociologue Michel Callon nomme « agencement marchand ». Ce processus se caractérise entre autres par la « passivation d’un bien », c’est-à-dire, un cadrage qui fait de ce bien un objet d’échange, et par l’« activation d’agences qualculatrices », c’est-à-dire, la formalisation de prestations et leur valuation. C’est bien ce qu’il advient à la sûreté ferroviaire, d’autant plus que les réformes de 2015 et de 2018 autorisent la SNCF à vendre ses prestations de sûreté aux entreprises ferroviaires concurrentes, ainsi qu’aux gestionnaires d’infrastructures et aux autorités organisatrices de transport.
Cet agencement marchand de la sûreté pose alors aux moins deux questions. La première est celle de la légitimité des priorisations, avec un risque de surfocalisation sur les usagers et comportements qui « gênent » l’activité commerciale (notamment vers les SDF et les groupes de jeunes racisés) sans représenter un véritable risque du point de vue de la sûreté. La seconde est celle de l’arbitrage entre les différents commanditaires : les contrats d’une autorité organisatrice de transport seront-ils, par exemple, prioritaires sur les demandes des entreprises ferroviaires ? Comment garantir une équité entre les différents territoires ?
Ces questions paraissent d’autant plus importantes alors qu’il est régulièrement question d’élargir les pouvoirs des agents de la Suge (et du service homologue de la RATP). Ils peuvent désormais, par endroit, fouiller les bagages de n’importe quel voyageur ou procéder à une palpation de sécurité.
Florent Castagnino, Enseignant chercheur en sociologie, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.