La lutte pour une agriculture libre : bricoler et partager pour s’émanciper

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agriculture libre

Morgan Meyer, Mines ParisTech

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[dropcap]F[/dropcap]abriquer ses propres machines, réparer son tracteur, échanger des semences, utiliser des logiciels open source : voici des actions qui visent à rendre les agriculteurs plus libres et plus autonomes. Ce sont des gestes qui montrent que le bricolage et le partage sont loin d’être des activités banales, mais des actes politiques.

Mais « libre » et « autonome » par rapport à quoi ? On dresse souvent le constat suivant : l’agriculture est devenue un système verrouillé et dépendant de quelques grandes entreprises. Les machines agricoles, vendues par des entreprises comme Iseki & Co (Japon) ou John Deere (Etats-Unis), sont de vraies boîtes noires, peu accessibles et peu adaptables. La complexité des tracteurs les rend difficilement réparables par les agriculteurs.

Concernant les semences, il y a une situation de monopole avec trois multinationales (Bayer-Monsanto, ChemChina-Syngenta et Dow-DuPont) qui dominent le marché. Et la plupart des logiciels utilisés dans les exploitations agricoles sont propriétaires (comme Agri4D, un logiciel de gestion pour arboriculteurs, céréaliers et vignerons, ou les logiciels de l’entreprise Isagri). La liste des conséquences négatives de cette emprise du marché sur les agriculteurs est longue : des prix élevés, des agriculteurs endettés, des produits standardisés, une diversité végétale et animale en décroissance, une vision d’une agriculture très productiviste et peu éthique, une dépendance envers les acteurs privés, une dévaluation et disparation des savoirs locaux et ancestraux notamment.

Promouvoir l’autoconstruction

Pour offrir des alternatives à cet ordre des choses, plusieurs initiatives ont vu le jour ces dernières années. Pour promouvoir l’autoconstruction d’équipements agricoles, des réseaux comme Farmhack ont été lancés aux États-Unis (en 2011) puis en Angleterre (2015) et aux Pays-Bas (2016). En Grèce, la coopérative Melitakes, créée en 2016, s’est notamment lancée dans l’autoconstruction d’une batteuse de pois chiches. Et en France, des ateliers d’autoconstruction sont organisés à partir de 2009, donnant lieu à la création de L’Atelier paysan en 2014. Tous ces collectifs militent pour une autonomie « équipée » dans le double sens du terme : une autonomie qui se réalise à travers des équipements et une autonomie qui se transmet en équipe.

Fabriquer soi-même une récolteuse de légumes, c’est possible. Ici le modèle inventé et partagé par Nikos Stefanakis et le groupe Melitakes. Alekos Pantazis, CC BY

 

L’Atelier paysan est une coopérative qui promeut « une conception ascendante, inédite et subversive de machines et de bâtiments adaptés ». En pratique, l’Atelier paysan a formé environ 1 700 personnes et réalisé environ 80 tutoriels. La coopérative réalise et diffuse des plans de construction de machines agricoles sous licence libre (une licence qui permet d’user, modifier et redistribuer une œuvre). Une grande diversité de techniques est traitée, que ce soit des serres mobiles, des brosses à blé, ou encore des dérouleuses à plastiques par exemple. L’Atelier paysan plaide pour une « souveraineté technologique » des paysans et se positionne en faveur du low-tech. En même temps, il critique le modèle productiviste et fordiste de l’agriculture et une trop grande foi dans le numérique.

La lutte pour la réparabilité

Le hacking de tracteurs.

L’autoconstruction va de pair avec la capacité de réparation des machines agricoles. La réparabilité des tracteurs est devenue l’exemple le plus médiatisé dans le domaine. L’histoire du « hacking » de tracteurs débute en 2017 quand des agriculteurs américains commencent à utiliser des logiciels piratés pour pouvoir réparer eux-mêmes leurs tracteurs de la marque John Deere. Leur action s’explique par le fait qu’il est techniquement et légalement impossible de réparer soi-même ces tracteurs. Seuls les techniciens de l’entreprise et les concessionnaires agréés peuvent réaliser le travail de réparation, car c’est eux seuls qui possèdent les logiciels indispensables pour faire le diagnostic, authentifier les pièces de rechange, redémarrer le moteur, etc. À ce problème s’ajoute le fait que la réparation est un processus lent et cher.

Ce qui, au départ, était une frustration technique et économique s’est vite transformé en combat politique et juridique. D’un côté, les agriculteurs se mobilisent pour que des projets de loi, comme le « Fair Repair Act », puissent contrecarrer les pratiques commerciales des constructeurs. Les agriculteurs demandent un « right to repair ». De l’autre côté, des acteurs comme John Deere (et aussi Apple) ont fait pression – avec succès jusqu’ici – pour qu’un nouveau cadre légal ne voit pas le jour. En Europe, les débats autour du droit à la réparation ont aussi lieu actuellement, avec notamment les efforts de la Commission européenne pour instaurer le droit à la réparation pour tous les produits électroniques, en vigueur d’ici 2021.

Les semences paysannes

La semence est un autre objet à travers lequel se joue une bataille similaire : la majorité des semences sont commercialisées par des entreprises, qui en détiennent les droits de propriété intellectuelle à travers de brevets. Par conséquent, le libre-échange des semences et le développement de nouvelles variétés par les agriculteurs sont devenus rares. Ce qui était un bien partagé pendant des milliers d’années, développé et maîtrisé par les agriculteurs, est devenu un bien privé, avec une marchandisation qui se développe surtout à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.

Les mouvements autour des « semences paysannes » – et, plus largement, l’activisme des semences – sont nés pour retransformer ce bien privé en bien commun, que ce soit dans des pays comme le Brésil, l’Inde ou l’Australie. En Europe, le mouvement s’est développé surtout dans les années 2000, par exemple en France, en Espagne et en Italie.

Le Réseau semences paysannes est un collectif qui revendique une « autonomie semencière » et milite pour « défendre les droits fondamentaux des paysans sur leurs semences » en construisant « une alternative collective aux variétés industrielles ». Au niveau législatif, le combat des réseaux de semences paysannes a porté ses fruits : la vente de semences paysannes sera autorisée en Europe à partir de 2021. Mentionnons aussi l’initiative états-unienne Open Source Seed Initiative, fondée en 2012, qui s’inspire des instruments juridiques du mouvement des logiciels open source dans le domaine de la sélection végétale. Elle a notamment développé un « pledge » (gage) qui défend les libertés open source des semences, c’est-à-dire la liberté de les conserver, replanter, partager, échanger, étudier et adapter.

Des mondes sociotechniques à analyser

Les mobilisations autour de l’autonomie, du bien commun et du partage ne sont évidemment pas récentes. Il est cependant intéressant d’observer que de nombreux collectifs se sont constitués ces dernières années pour défendre une agriculture plus souveraine et autonome, et que de nouveaux outils techniques et juridiques sont mobilisés dans ce combat. Des changements sémantiques voir éthiques ont lieu, avec l’agro-écologie, l’open source et la transition comme nouvelles références importantes.

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Pour réparer des machines agricoles, il faut parfois faire appel à des compétences en électronique. Tractor hacking, CC BY

 

Les luttes pour une agriculture libre représentent des lieux empiriquement très riches, car elles rendent visibles et palpables les mondes sociaux des différents acteurs. Elles font apparaître une diversité d’enjeux – autour de l’autonomie, la convivialité, l’identité, le numérique, le design, les savoirs et apprentissages en jeu, les dimensions et tensions politiques, juridiques et économiques, les communs et le peer-to-peer. Elles montrent que des objets comme une graine ou un tracteur soulèvent des questions d’ordre juridique et que le bricolage, le piratage et le partage sont, plus que jamais, des gestes politiques.The Conversation

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Morgan Meyer, Directeur de recherche CNRS, sociologue, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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