Du solidarisme à la solidarité nationale : les enseignements du phénomène épidémique
En cette période de crise, la solidarité est une notion largement invoquée face au risque que représente l’épidémie. Dans cette tribune, Sophie Bretesché revient sur l’origine historique de la solidarité comme valeur de société. Sociologue à IMT Atlantique, elle est spécialisée sur les questions du risque et de la mémoire en contexte de changement organisationnel. À l’aune des épidémies passées et de leurs impacts sur les organisations sociales, elle décrypte le lien entre la solidarité et les défis d’organisation sociale auxquels nous faisons face.
[dropcap]L[/dropcap]a crise sanitaire provoquée par le COVID 19 conduit notre société à apporter un regard renouvelé sur la notion de risque collectif. Depuis l’irruption du virus et sa propagation à l’échelle mondiale, notre vulnérabilité face à cette pandémie met en exergue la fragilité des nos corps, et plus encore le caractère organique de nos sociétés, composées d’individus en interaction. Cette épidémie, présentée comme inédite depuis 1918 et l’épidémie de la grippe espagnole, questionne fortement nos modèles de développement économique, construits depuis la seconde guerre mondiale autour d’une division internationale du travail et des interdépendances entre grandes économies. Le phénomène épidémique pousse ainsi les populations à repenser leur vision de la société dans laquelle elles vivent. Il révèle que la société dans laquelle nous vivons n’est pas simplement une construction artificielle. Elle constitue un corps, que nous habitons, dont nous faisons partie et qui s’avère traversé de fluides, de bactéries, d’échanges et de tensions.
Trois éléments associés à la gestion des risques se retrouvent ainsi interrogés : les connaissances scientifiques, le degré de vulnérabilité de notre société, et la capacité à développer des formes de résilience. La crise conduit alors à repenser la façon dont le corps social régule ses interdépendances. Face au développement de la contamination, les notions de liberté et d’égalité ont fortement marqué le début de la crise. Le confinement comme privation de fait de liberté a eu comme contrepartie escomptée de permettre un égal accès au soin pour l’ensemble des citoyens. Dans cette perspective, c’est bien la vulnérabilité face au risque qui est prise en charge collectivement.
Depuis quelques jours, c’est une autre notion qui fait l’œuvre de multiples appels à la fois dans le domaine sanitaire, économique et social : la solidarité nationale. Elle constitue en effet le mot d’ordre partagé durant la gestion de crise. Cette notion fut déjà mobilisée dans l’histoire, notamment dans le contexte des grandes découvertes médicales issues de la révolution pastorienne. Le solidarisme fut inspiré des grandes découvertes microbiennes, et les découvertes médicales issues de la lutte contre les épidémies eurent une traduction concrète dans la façon de gérer les sociétés. A l’aune du contexte épidémique associé au COVID 19, il n’est pas anodin que la notion de solidarité soit mobilisée comme le principe structurant des modes de régulation à venir.
La théorie solidariste au croisement des découvertes médicales et de la crise économique
Dans les années 1890, la théorie solidariste commence tout juste à faire parler d’elle mais celle-ci est utilisée en biologie un demi-siècle auparavant. Principes moraux et méthodes scientifiques doivent s’accorder pour dépasser la simple charité dans une “solidarité” (le terme n’est pas de lui, mais c’est lui qui lui a fait valoir ses lettres de noblesse) organisée collectivement. En effet, elle procède d’une effervescence intellectuelle autour de la notion de solidarité, conséquence de la crise économique majeure que la France a connue entre 1873 et 1895. A la fin du XIXe siècle, le libéralisme, fondé sur l’apologie du marché et la suspicion à l’encontre de toute régulation étatique, semble de moins en moins acceptable, à mesure que se creusent les inégalités sociales et que s’approfondit la fameuse « question sociale ». Le paternalisme, comme la prise en charge des comportements par la religion et la philanthropie, n’apparaissent plus comme des réponses crédibles aux maux provoqués par l’industrialisation et le développement d’un capitalisme mondialisé. C’est dans ce contexte que Léon Bourgeois théorise dans les années 1890 une nouvelle doctrine sociale, dont le principe de solidarité constitue la clef de voûte.
Léon Bourgeois reconnaît volontiers que les recherches scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne sont à l’origine de ses réflexions sur l’interdépendance entre les hommes et les générations. Riches et pauvres sont selon lui exposés de manière identique aux maux biologiques et sociaux, les souffrances endurées par les uns se répercutant inévitablement sur la vie des autres. « L’individu isolé n’existe pas » répète inlassablement Bourgeois, contre le dogme libéral de l’antériorité de l’individu sur l’organisation sociale, perçue par les libéraux comme une puissance coercitive dont toute avancée se traduirait par l’érosion des libertés individuelles. Bien au contraire, Bourgeois et les solidaristes affirment que l’individu naît en société et ne s’épanouit qu’à travers des ressources intellectuelles et matérielles que celle-ci met à sa disposition. Interdépendants et solidaires, les hommes sont porteurs d’une dette les uns envers les autres, ainsi qu’envers les générations qui les ont précédés et envers celles qui leur succèderont.
De la solidarité biologique à la solidarité sociale
Le projet de Bourgeois s’appuie sur une connaissance scientifique des faits de l’organisation sociale. En s’appuyant sur les sciences naturelles et la sociologie naissante, son projet montre l’étroite solidarité qui unit les éléments d’une organisation qu’elle soit sociale ou biologique. Ce projet, étayé par les résultats des sciences naturelles, illustre combien l’idée du laisser-faire libéral est contre-productive du fait même de l’interdépendance des individus. La solidarité prouvée dans le domaine des sciences trouve sa traduction dans la mise en œuvre d’un nouveau contrat social de dette qui permet de rendre compte de l’interdépendance et du devoir réciproques qui lient les éléments d’une société.
La Sécurité sociale naîtra de cette géniale intuition, le mal social ayant fini par se muer en bien public. Ainsi, le solidarisme naît de l’idée d’une « dette sociale » qui impliquera progressivement pour tous les individus les droits à l’éducation, un socle de biens de base pour exister et des assurances contre les principaux risques de la vie. Un « devoir social » est affecté à chacun. La solidarité proposée par Bourgeois établit, en même temps que la liberté, la solidarité effective de la nation face aux risques de l’existence.
De la dette à la redistribution sociale
Cette philosophie qui défend le caractère fondamentalement social de toute existence individuelle accompagne un processus que Jacques Donzelot a nommé « l’invention du social ». Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété purement individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services offerts par la société.
Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Bourgeois, qui aboutirent notamment à l’introduction de la progressivité dans les droits de succession en 1901 mais également à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914. Le débat sur la taxation des successions, initié dès 1893-1894, fut en effet un moment fondateur dans la définition du solidarisme. Le philosophe Alphonse Darlu exposa dans la Revue de métaphysique et de morale le principe de la solidarité entre les générations, qui devait constituer le socle de la légitimité de l’imposition des successions pendant plus d’un siècle.
Covid 19 : quand l’épidémie révèle le rôle des corps professionnels
Ainsi, un regard rétrospectif sur les épidémies du XIXe siècle nous rappelle combien ce type de phénomène a bouleversé la conception des rapports sociaux et l’action politique. Dans l’épisode contemporain, la crise issue du COVID 19 révèle plusieurs dimensions intrinsèques du corps social.
La première concerne l’organisation de certains corps professionnels construits depuis des années sur l’adaptation continue à des situations complexes et difficiles quant aux moyens mis à leur disposition. Cette notion de « corps professionnel » prend tout son sens dans la période actuelle alors même qu’elle fut ces dernières années malmenées par des réformes à la fois technocratiques, bureaucratiques et gestionnaires. La gestion de crise illustre comment par exemple le corps médical fait preuve non seulement d’un engagement total, sans réserve au nom de la mission d’intérêt général mais également d’une efficacité collective remarquable. Les témoignages des infirmiers, aide-soignants, médecins illustrent ce qui fait métier dans l’adversité : le sens de l’autre, l’abnégation, l’engagement du corps et une inéluctable prise de risque dans l’exercice professionnel.
Merci aux renforts venus de Nantes et de Toulouse, déjà intégrés à l’hôpital Louis Mourier de Colombes qui contribuent à nous permettre s’ouvrir à partir de demain 16 lits supplémentaires de réanimation refaits à neuf @APHP pic.twitter.com/ZRUCPVb3sd
— Martin Hirsch (@MartinHirsch) April 2, 2020
Si aujourd’hui, la solidarité nationale se traduit entre autres par des applaudissements exercés depuis les balcons, il ne faudrait pas trop vite associer ce que font les soignants à une forme de dévouement inépuisable. En effet, le corps médical fait la preuve de sa capacité extraordinaire à se réorganiser de façon continue, à constituer des collectifs robustes et performants, tout en préservant ce qui fait l’essence-même du soin, c’est-à dire le lien au patient. Cet exercice professionnel s’opère après des années de rationalisation de l’hôpital, de mise à mal des collectifs et de dévalorisation de ces métiers. La solidarité exigée de l’événement épidémique requiert non seulement une meilleure reconnaissance des métiers du soin, mais au-delà leur nécessaire participation aux modes de gestion de l’hôpital.
Un deuxième corps, celui des enseignants, également peu reconnu ces dernières années, montre également sa capacité à résister et enseigner en contexte de confinement. Souvent malmené dans ce qui constitue l’essence-même de l’éducation, à savoir le lien, le métier d’enseignant s’avère précisément aujourd’hui mis en lumière au travers de ce dont il est privé : l’exercice physique de la transmission du savoir. Là encore, malgré des tentatives pour développer l’enseignement à distance, l’on ne peut que souligner la force des situations d’apprentissage fondées sur un collectif physique, notamment pour tenter d’amoindrir et de corriger les inégalités sociales.
L’épidémie et le rôle clé des « petites mains »
Enfin, d’autres métiers plus invisibles ceux-là s’avèrent, dans le contexte de confinement, particulièrement exposés à la contamination alors même qu’ils exercent une activité essentielle à la nation. Les métiers de caissiers, d’éboueurs, de salariés agricoles, routiers, livreurs sont emblématiques d’activités essentielles et qui pourtant sont extrêmement peu reconnues et valorisées. Ce sont ces métiers qui sont à la fois essentiels, engagés dans la production et physiquement exposés au risque de contamination.
Ce contexte révèle les inégalités fortes de situation qui opposent les salariés en télétravail et ceux qui sont exposés. À terme, cette inégalité de condition, de salaire, requiert pour demain de repenser les formes de solidarité interprofessionnelle et les chaînes de valeur. En effet si les formes d’injustice sociale ont été au cœur du mouvement des gilets jaunes, le phénomène épidémique met un miroir grossissant sur le caractère essentiel et majeur des métiers de service. Dans la culture française, fondée sur la logique de l’honneur, il est de bon ton d’aborder le registre du service avec distance voire condescendance alors même que celui-ci révèle le caractère éminemment social de nos activités.
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Si les découvertes médicales du XIXe siècle ont mis en lumière le caractère interdépendant des hommes qui composent la société, le contexte contemporain du COVID 19 a rappelé à nos sociétés le caractère fondamentalement organique et physique de nos activités sociales et professionnelles. Plus encore, l’engagement de certains métiers rappelle comme au XIXe siècle la dette sociale que nous avons envers les activités les plus exposées.
Du regard distancié à la société solidaire
Nombre de commentateurs de la crise épidémique ont cité deux romans de la littérature française pour appréhender l’expérience vécue. Le regard porté par Giono à travers Le Hussard sur le toit montre la posture distanciée et froide du soldat qui ne change pas son attitude face au choléra. Celui-ci met en évidence l’égoïsme, la haine, la peur et la passivité face à la maladie. À l’inverse, le regard de Camus dans La Peste révèle la fraternité et la solidarité qui émanent notamment des soignants.
En choisissant la voie d’une nouvelle solidarité, la régulation des risques exige de notre société une plus forte capacité à reconnaître les métiers de service, et de repenser la valeur professionnelle à l’aune de sa contribution sociale. C’est en effet dans la robustesse des filières professionnelles et dans les modes de résilience des organisations que se jouent non seulement la résistance à la crise épidémique, mais aussi l’invention d’une société plus juste et solidaire.
Pour aller plus loin sur les travaux de Sophie Bretesché :
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