Comprendre la résilience du système immunitaire grâce à la modélisation mathématique

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Pour étudier et comprendre le système immunitaire, les chercheurs utilisent aussi les mathématiques théoriques.

Mieux comprendre le fonctionnement du système immunitaire à l’aide des mathématiques, c’est l’objectif ultime des travaux de Dominique Pastor, chercheur à IMT Atlantique, et de son équipe. Si l’étude comporte une grande part d’abstraction, les scientifiques ne perdent pas de vue les applications pratiques, et pas seulement en ce qui concerne la biologie.

 

Dans de nombreuses industries, la notion de « résilience » constitue un enjeu majeur, sans pour autant bénéficier d’un consensus sur sa définition. Issu du verbe latin signifiant « rebondir », le terme ne renvoie pas exactement au même sens que la résistance ou la robustesse. Un système résilient n’est pas insensible aux événements extérieurs, mais il est capable d’assurer sa fonction, même en mode dégradé, dans un environnement hostile. Par exemple, en informatique, la résilience traduit la faculté de maintenir le fonctionnement des services, en cas de panne.

On retrouve également cette qualité dans le corps humain ­— et chez l’ensemble des êtres vivants, de façon générale. Par exemple en cas de rhume, un individu voit ses capacités réduites, mais dans la majorité des cas, il peut continuer à vivre à peu près normalement.

Ce phénomène est donc régulièrement observé au sein de tout système biologique, mais n’en demeure pas moins complexe. Il reste difficile de comprendre les mécanismes à l’origine de la résilience et les comportements qu’elle engendre.

Un cas particulier de redondance fonctionnelle : la degeneracy

C’est en échangeant avec Véronique Thomas-Vaslin, biologiste à Sorbonne Université, que Dominique Pastor, chercheur en télécommunications à IMT Atlantique, a été particulièrement sensibilisé à cette propriété des systèmes biologiques. Avec Roger Waldeck, également chercheur à IMT Atlantique, et leur doctorant Erwan Beurier, il a mené des travaux de recherche visant à modéliser mathématiquement cette résilience, dans le but d’exhiber ses principes fondamentaux et de mieux comprendre ses mécanismes.

Pour cela, ils se sont appuyés sur les publications d’autres scientifiques, dont le biologiste américain Gerald Edelman (prix Nobel de médecine 1972), mettant en avant une autre propriété du vivant : la « degeneracy ». Ce terme est généralement traduit en français par « dégénérescence », mais le mot est trompeur. On parle en effet de « degeneracy » lorsque deux éléments, structurellement différents, sont capables d’assurer la même fonction. Il s’agit donc d’un certain type de redondance fonctionnelle, qui implique, de surcroît, des structures différentes. Une caractéristique que l’on retrouve à de multiples échelles chez les êtres vivants.

Par exemple, les acides aminés, constituant les indispensables protéines, sont produits à partir de « messages » inclus dans des portions d’ADN. Plus précisément, chaque message est appelé un « codon » : une séquence de trois molécules, appelées nucléotides. Or, il existe 4 nucléotides possibles, donc 64 combinaisons, pour seulement 22 acides aminés. Par conséquent, certains codons correspondent au même acide aminé : un cas manifeste de degeneracy.

« Mon intuition est que cette degeneracy est au cœur de tout système résilient, explique Dominique Pastor. Mais il ne s’agit que d’une intuition. L’objectif de nos travaux de recherche est précisément de formaliser et tester cette idée, à travers des résultats mathématiques. On peut parler de mathématiques de la résilience ».

À cet effet, il a notamment exploité les travaux de la mathématicienne française Andrée Ehresmann, professeure émérite de l’université de Picardie Jules Verne, qui, en collaboration avec le docteur gérontologue Jean-Paul Vanbremeersch à Amiens, a établi une modélisation mathématique de la degeneracy, connue sous le nom de « Principe de Multiplicité ».

Recréer la résilience sous forme de modèle mathématique

Dominique Pastor et son équipe sont donc partis des observations concrètes des biologistes, dans le corps humain, pour se concentrer ensuite sur une étude théorique. Leur but a été de concevoir un modèle mathématique capable d’imiter à la fois la degeneracy et la résilience du système immunitaire, afin « d’établir un lien entre la notion de résilience, ce Principe de Multiplicité et les statistiques ». Une fois cette formalisation établie, il est alors possible, dans un second temps, de l’étudier, pour en tirer des enseignements sur le fonctionnement des systèmes dans la réalité.

Les chercheurs ont ainsi examiné les performances de deux familles de tests statistiques, pour un problème donné, à savoir la détection d’un phénomène. Les premiers portent le nom de « tests de Neyman-Pearson » et sont optimaux pour déterminer si un événement s’est présenté ou non. Les seconds, les « tests RDT » (Random Distortion Testing), sont également optimaux, mais pour une autre tâche : détecter si on s’éloigne d’un modèle initial.

Les deux types de procédures n’ont donc pas été créés dans le même objectif. Pourtant, les chercheurs sont parvenus à démontrer que les tests RDT pouvaient également servir, de façon « dégénérée », à la détection d’un phénomène, et avec des performances similaires à ceux de Neyman-Pearson. C’est-à-dire que dans le cas théorique d’un nombre infini de données, ils peuvent détecter la présence ou l’absence d’un phénomène avec la même précision. Les deux familles assurent donc la même fonction, tout en étant structurellement différentes. « On a ainsi fabriqué deux sous-systèmes qui obéissent au Principe de Multiplicité », conclut le chercheur d’IMT Atlantique.

De plus, la nature des tests RDT leur confère un certain avantage sur ceux de Neyman-Pearson. En effet, ces derniers ne fonctionnent de façon optimale que si la réalité obéit à un certain modèle mathématique. Dans le cas contraire — qui est très fréquent dans la nature — ils auront davantage tendance à se tromper. Les tests RDT sont, eux, capables de s’adapter à un environnement variable, puisqu’ils sont conçus pour détecter ces variations, et sont donc plus robustes. En associant les deux types de tests, on peut ainsi obtenir un système présentant les caractéristiques inhérentes à la résilience, à savoir la faculté de fonctionner dans diverses situations.

De la biologie à la cybersécurité

Ces résultats n’ont pas pour vocation à rester confinés dans un univers théorique. « On ne fait pas de la théorie pour de la théorie, déclare Dominique Pastor. On n’oublie jamais la pratique : on cherche toujours à mettre en application nos résultats ». L’objectif est donc de revenir au monde réel, et pas seulement en biologie. En ce sens, il s’agit d’une approche similaire à celle de la recherche dans les réseaux de neurones : d’abord centrée sur la compréhension du fonctionnement du cerveau humain, elle a finalement permis d’aboutir à des systèmes utilisés en informatique.

« La différence, c’est que les réseaux de neurones sont comme des boîtes noires : on ne sait pas comment ils prennent leur décision, précise le chercheur. Au contraire, notre démarche mathématique permet de comprendre les principes sous-jacents au fonctionnement d’un autre type de boîte noire : le système immunitaire ». Une compréhension également soutenue par une collaboration avec David Spivak, mathématicien du MIT (États-Unis), toujours dans le domaine de la modélisation mathématique des systèmes biologiques.

La première application sur laquelle travaille Dominique Pastor se situe dans le domaine de la cybersécurité. L’idée serait d’imiter le comportement résilient du système immunitaire à des fins de protection. Par exemple, de nombreux sites industriels sont équipés de capteurs pour surveiller l’état de différents éléments (lumière, ouverture et fermeture de portes, remplissage d’un contenant…). Pour protéger ces dispositifs, on peut leur adjoindre un système de détection des attaques extérieures. Celui-ci pourrait être constitué d’un réseau, qui recevrait les données enregistrées par les capteurs et qui effectuerait une série de tests afin de déterminer s’il y a un incident. Ces tests pouvant eux-mêmes faire l’objet d’attaques, il leur faudrait faire preuve de résilience pour être efficaces… D’où l’intérêt d’en utiliser différents types, conformément aux résultats obtenus précédemment.

À l’heure actuelle, il est encore trop tôt pour véritablement appliquer ces théories. Il reste d’ailleurs à prouver que le Principe de Multiplicité suffit à garantir la résilience, sachant que cette dernière notion n’a pas aujourd’hui de définition mathématique. Cela fait partie des ambitions de Dominique Pastor, qui confie garder un « rêve de chercheur fou » : « Mon objectif ultime serait tout de même de revenir à la biologie. Si nos travaux pouvaient servir aux biologistes pour mieux comprendre et modéliser le système immunitaire, afin d’établir de meilleures stratégies de soins, ce serait formidable ».

 

Par Bastien Contreras, pour I’MTech.

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