Linky : un modèle de controverse sur l’innovation contemporaine
Depuis plus de deux ans, les compteurs communicants Linky remplacent peu à peu les anciens compteurs électriques. Une action de modernisation du réseau à l’échelle nationale qui ne se fait pas sans soulever des débats. La controverse autour de ce boîtier compte de nombreuses facettes : des questions de santé publique à celle des données personnelles, de la critique des risques potentiels à celle des modalités de mise en œuvre du projet de déploiement. Pour Laura Draetta, sociologue à Télécom ParisTech, il s’agit là d’un véritable champ d’étude. Linky pose en effet la question de ce qu’est une innovation responsable aujourd’hui. La controverse interroge l’importance de la prise en compte des citoyens, dans un contexte où l’innovation technologique de type infrastructurelle a des implications sociales multiples et imprévisibles.
Quelle est la nature de la controverse autour des compteurs Linky ?
Laura Draetta : Cette controverse n’est pas spécifique à Linky ni à la France. Elle s’inscrit dans la controverse internationale sur les compteurs communicants — électriques, mais aussi gaz et eau. En France, « l’affaire Linky » a émergé pendant l’été 2015, au moment où a été votée la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Y était inscrite l’installation progressive, avant 2021, de 35 millions de nouveaux compteurs d’électricité Linky et 11 millions de compteurs de gaz Gazpar. Ce projet de déploiement généralisé a suscité tout d’abord les préoccupations des associations de protection des personnes électrosensibles, qui ont appelé la Direction générale de la santé à se prononcer sur l’exposition humaine aux radiofréquences issues des nouveaux compteurs et sur les risques sanitaires éventuels. En quelques mois, dès le lancement du déploiement en décembre 2015, la controverse a acquis un caractère public, par l’entrée en jeu de nouveaux acteurs, la rapide montée en puissance de sa médiatisation et son élargissement à d’autres sujets de préoccupation.
C’est-à-dire que d’autres motivations sont au cœur de l’opposition ?
LD : Bien que la question sanitaire ait joué un rôle structurant dans la médiatisation de la controverse Linky, celle-ci, comparée à d’autres controverses technoscientifiques nées dans la sphère publique, présente la particularité de faire converger une large diversité de questionnements ou préoccupations. En France, les prises de position contre Linky s’organisent autour de quatre pôles thématiques. Tout d’abord celui de l’exploitation de données personnelles et de la vulnérabilité des infrastructures. Il y a également celui des risques socio-économiques — craintes de surfacturation pour les consommateurs, et de perte d’emploi liée à l’automatisation de la collecte des données. La sûreté des équipements constitue aussi une thématique d’opposition : l’interférence avec d’autres appareils électroniques domestiques et les risques d’incendies inquiètent. Et, pour finir, celui de l’impact environnemental, puisqu’il s’agit de mettre hors service 35 millions d’anciens compteurs alors que les bénéfices écologiques de cette opération restent à démontrer.
Pourquoi ce foisonnement de questionnements ?
LD : Ces questionnements renvoient point par point à la dimension sociale des performances intrinsèques de cette innovation infrastructurelle dont le boîtier Linky n’est que la partie visible : communication sans fil, collecte de données de consommation, automatisation des opérations, tarification à la consommation réelle, optimisation du réseau électrique. Dès lors chaque pôle problématique s’impose dans le débat comme l’autre image d’une même entité au sein du dispositif technique.
Est-ce que ce type de controverse est courant dans le cas des innovations technologiques ?
LD : Dans le cas des controverses technoscientifiques, on a plutôt l’habitude d’assister à des débats qui sont d’abord confinés au sein des cercles d’experts et qui ne s’ouvrent à la sphère publique que dans un second temps. Ici, par la réactivité et la mobilisation d’associations, municipalités et citoyens, d’abord au sujet du sort des électro-hypersensibles puis sur les autres problématiques, c’est bien la scène publique qui est d’emblée investie pour interpeller les décideurs et les scientifiques. Le temps que les expertises se mobilisent, la controverse gagne en ampleur. Aujourd’hui on compte presque 600 communes ayant délibéré contre l’installation de Linky sur leurs territoires, 97 collectifs anti-Linky et un taux de refus citoyen en augmentation (taux que l’opérateur du réseau refuse de communiquer).
Quelles sont les expertises impliquées dans ce débat ?
LD : Face au caractère multidimensionnel de la controverse, plusieurs experts ont intégré le débat. Certains étaient là dès le départ, « naturellement » associés à la conception et au déploiement du projet. C’est le cas de l’ADEME et de la Commission de régulation de l’énergie. D’autres sont intervenus plus tard, au cours de la controverse, dans une perspective d’apporter des éléments d’éclairage pour rationaliser les débats, chacun dans son domaine de compétences — par exemple l’Anses et la CNIL. Ces interventions, plus réactives que proactives, ont fini par attiser la controverse au lieu de l’apaiser.
Par quels moyens ces acteurs se sont-ils fait entendre ?
LD : En septembre 2015, un mois après le vote de la loi rendant obligatoire la généralisation des compteurs communicants, l’agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avait été saisie par le ministère de la santé pour produire un avis sur l’exposition de la population aux champs électromagnétiques émis par les nouveaux compteurs. L’agence avait réuni pour cela plusieurs experts de diverses disciplines pour constituer un groupe de travail en charge d’examiner toute la littérature existante sur le sujet et de rédiger un rapport d’expertise collective. La difficulté c’est qu’il n’existe pas de littérature spécifique sur les compteurs communicants, et notamment sur ceux qui, comme Linky, fonctionnent par courant porteur en ligne.
Quelle a été la conclusion de l’expertise collective ?
LD : Le rapport de l’Anses a été publié initialement en décembre 2016, puis dans une version révisée en juin 2017, après la réalisation de nouvelles mesures confiées au Centre scientifique et technique du bâtiment. L’Anses affirmait que, bien qu’il existe peu d’études dans la bande de fréquences de Linky — entre 50 et 150 kHz environ — les très faibles niveaux d’exposition attendus ainsi que les conclusions des expertises précédentes faisaient conclure à une très faible probabilité d’effets sanitaires à court ou long terme liés à l’exposition aux champs électromagnétiques émis par ces compteurs. Ainsi, dans ses recommandations, l’Agence demandait la réalisation de nouvelles campagnes de mesure et d’études ultérieures portant aussi bien sur les effets sanitaires et biologiques potentiels, que sur la gêne perçue par les personnes exposées aux compteurs. Cette combinaison de conclusions et recommandations, censée apporter des éléments de clôture au débat, a fini par le faire rebondir sur la question de l’incertitude scientifique et la nécessité d’études complémentaires.
Vous participez à une chaire de l’IMT qui, justement, travaille à de nouvelles études sur la question : quel est l’objectif de vos recherches maintenant que l’Anses a émis son rapport ?
LD : La chaire Modélisation, caractérisation et maîtrise des expositions aux ondes électromagnétiques (C2M) travaille sur les interactions entre les ondes et les personnes, dans un cadre analytique pluridisciplinaire. Elle associe Télécom ParisTech et IMT Atlantique pour produire, avec l’analyse de l’exposition aux ondes induites par les systèmes et réseaux de communication, celle de la perception du risque lié à cette exposition, d’un point de vue de sciences humaines et sociales (SHS). L’étude de la controverse sur les compteurs communicants s’inscrit dans ce cadre. La littérature existante en SHS porte surtout sur les interactions « homme-machine » entre usagers et dispositif technique, c’est-à-dire sur les questions d’appropriation sociale de ce nouvel objet et des services associés. Mais la question de son acceptabilité publique en tant que projet politico-industriel reste peu explorée. Dans notre analyse de la controverse nous avons étudié sa couverture médiatique au travers de plus de 800 articles de presse publiés jusqu’à présent en France. Nous venons maintenant de commencer une enquête de terrain dans différentes arènes de débat, technoscientifique et politique, et d’opposition, au sein des réunions publiques comme au niveau des plateformes d’échanges en ligne. L’objectif n’est pas de prendre partie dans la controverse, ni d’évaluer les fondements des préoccupations qui l’alimentent. Il s’agit plutôt de comprendre comment la trajectoire de la controverse s’articule — ou non — avec le processus de déploiement, et par quels moyens elle peut contribuer à éclairer d’autres enjeux que ceux déjà identifiés initialement par les promoteurs politiques et industriels lors de la phase de conception du projet.
Est-ce que ces études peuvent permettre de tirer des enseignements pour de situations similaires à venir ?
LD : Cette controverse pose la question de la participation du public dans la gouvernance des technologies émergentes. Lorsque la décision a été prise de passer sur des compteurs communicants, cette innovation était vue comme positive du point de vue technique et environnemental — l’objectif étant entre autre de pouvoir mieux contrôler la production et la consommation électrique à l’échelle du réseau. Au-delà du discours sur les risques potentiels, la controverse est venue montrer que désormais la critique porte aussi sur une remise en cause du projet politico-industriel et sur la dénonciation des conditions d’opérationnalisation de son déploiement. Les opposants dénoncent la mise à l’écart des citoyens dans les processus de prise de décision et d’accompagnement institutionnel du projet ainsi que, en aval, les méthodes d’installation forcée suivies par l’entreprise Enedis et ses sous-traitants. Ils réclament des solutions de compromis, comme le droit de refus ou de retrait, face à l’inéluctabilité d’un projet légitimé par la loi et à une absence de gouvernance pour son accompagnement. La dimension écologique du projet, qui par ailleurs fait elle aussi l’objet de controverse, finit ainsi par être occultée aux yeux des mêmes citoyens qui étaient censés participer à l’efficacité du dispositif mis en œuvre. Cette faiblesse du projet du point de vue de l’implication des acteurs sociaux dans le processus décisionnel évoque des questions d’innovation responsable, surtout dans un contexte technologique de nouveaux systèmes de communication, complexes et connectés, aux implications sociales multiples et imprévisibles.
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