Des citoyens et des caméras « intelligentes » bientôt au service de la sécurité urbaine
Flavien Bazenet, Institut Mines-Télécom (IMT) et Gabriel Périès, Institut Mines-Télécom (IMT)
Cet article a été rédigé à l’issue du travail de recherche d’Augustin de la Ferrière, mené au cours de son cursus « grande école » à Télécom École de Management (Institut Mines Télécom).
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« [dropcap]S[/dropcap]afe cities » : entre sécurité et résilience des villes pour certains et utilisation des TIC (Technologies de l’information et de la communication) appliquées à la société de contrôle pour d’autres, ce terme fait débat. Pourtant, grâce à une politique raisonnée, la « Safe City » pourrait s’intégrer dans une démarche de « smart city ». Le « crowdsourcing » citoyen (sécurité par le citoyen) et l’analytique vidéo – analyse situationnelle qui consiste à « repérer les événements, les attributs ou les schémas de comportement pour mieux coordonner les ressources et accélérer les enquêtes » (source IBM) – sont les garants de la vie privée, du coût et de la performance de celle-ci.
Safe city et vidéo-protection
La « safe city » fait référence aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) utilisées à des fins de sécurité urbaine. Pourtant, dans les faits, elle correspond surtout à une notion marketing que les grands intégrateurs du secteur de la sécurité se sont appropriée afin de promouvoir leurs dispositifs de vidéo-protection.
Nées au Royaume-Uni au milieu des années 80, les caméras urbaines se sont progressivement démocratisées. Si leur usage fait parfois débat, elles restent en général bien acceptées par les citoyens, même si cette notion d’acceptation peut varier en fonction de la culture du risque et du rapport à la sécurité propre à chaque pays. On compte, aujourd’hui, près de 250 millions de dispositifs de vidéo-protection à travers le monde. À l’échelle mondiale, cela représente une caméra pour 30 habitants. Mais l’efficacité de ces caméras est régulièrement remise en question. Il convient, dès lors, de s’interroger sur leur rôle et sur leur réelle efficacité.
D’après plusieurs rapports français – notamment le « Rapport sur l’efficacité de la vidéo protection du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales » (2010) et « Les politiques publiques de vidéo-protection : l’heure des bilans » de l’INHESJ (2015) –, les dispositifs apparaissent efficaces principalement pour la dissuasion de petits délits, la diminution des dégradations urbaines, la coopération interservices et pour l’investigation.
L’efficacité de la vidéo-protection limitée par ses contraintes techniques
À l’inverse, la vidéo-protection s’avère totalement inutile pour prévenir les délits graves. Les caméras seraient efficaces uniquement dans les espaces clos et auraient même, un « effet publicité » pour les attentats terroristes. Ces caractéristiques sont confirmées par les analystes du secteur comme le soulignent régulièrement les chercheurs et spécialistes du sujet Tanguy Le Goff et Eric Heilmann.
Ils pointent également les espérances trop ambitieuses que nous avons placées en elles, les contraintes techniques trop importantes, ainsi que des coûts d’installation et d’entretien démesurés.
Pour revenir plus en détail sur les défaillances d’un tel système, il faut comprendre que dans une ville « télésurveillée », la caméra filme en permanence la voie urbaine. Elle est ensuite reliée au « Centre de surveillance urbaine », où le signal est retranscrit sur plusieurs écrans. Les images sont ensuite interprétées par un ou plusieurs opérateurs. Mais on ne peut pas légitimement demander à un humain de rester concentré plusieurs heures d’affilée sur une multitude d’écrans, d’autant plus que le ratio opérateurs-écrans est souvent démesuré. En France, ce chiffre peut aller jusqu’à un opérateur pour cent écrans ! Voilà pourquoi sur un système de vidéo-protection classique, la capacité de prévention est quasi-nulle.
Ce que les experts techniques avouent à demi-mot, c’est que le véritable espoir fondé dans la vidéo-protection, la science « forensique », – c’est-à-dire la capacité de preuve – est rendue caduque en raison de contraintes techniques évidentes.
Dans un système de vidéo-protection « classique », le volume de données enregistrées par chaque caméra est particulièrement important. Selon cette estimation d’un constructeur (Axis Communications), avec une caméra capable de capter 24 images par secondes, les données générées varient de 0,74 Go/heure à 5Go/heure en fonction de l’encodage et de la résolution choisie. Les serveurs sont ainsi très rapidement saturés, les possibilités de stockage actuelles restant limitées.
Avec un coût moyen d’environ 50 euros par téraoctet, les collectivités et mairies arrivent difficilement à s’offrir des datacenters capables de garder les enregistrements vidéo pour une durée suffisante. En France, la CNIL autorise 30 jours de sauvegarde des enregistrements vidéos, mais dans les faits les enregistrements sont exceptionnellement gardés plus de 7 jours d’affilée. Pour certains experts, ces sauvegardes dépassent rarement les 48 heures de conservation. Ainsi, la capacité de preuve, principal argument en faveur de l’usage de la vidéo-protection est mise à mal.
Vers l’adoption de nouveaux dispositifs de vidéo-protection intelligente ?
La seule alternative viable à la vidéo protection « classique » semblerait être celle promise par la vidéo protection dite « intelligente », grâce à l’analytique vidéo ou « VSI » : cette technologie fait appel à l’utilisation d’algorithmiques et à l’analyse de pixels.
Puisque les caméras sont globalement souhaitées par les citoyens, il faut qu’elles deviennent efficaces et qu’elles ne résultent pas d’un gaspillage de ressources humaines et financières. Ainsi, ces caméras « intelligentes » nous offrent deux possibilités : l’identification biométrique et l’analyse situationnelle. Ces dernières doivent permettre de générer des alertes automatiques aux opérateurs afin qu’ils puissent agir, ce qui doterait ainsi les caméras d’une véritable capacité de prévention.
L’implantation massive de l’identification biométrique est rendue, aujourd’hui, quasi impossible en France, puisque la CNIL est attachée au principe de finalité et de proportionnalité : il est interdit d’associer les données enregistrées avec le visage des citoyens sans établir au préalable une finalité précise de l’usage de ces données. Le sujet est en cours d’étude par le Sénat.
La vidéo-protection intelligente garante de la protection de l’identité et des données personnelles ?
L’analyse situationnelle, en revanche, offre une alternative afin de capter tout le potentiel des caméras de vidéo-protection. Cette analyse de situation, d’objets, de comportement permet de générer des alertes en temps réel aux opérateurs de vidéo-protection et de rétablir les espoirs fondés dans la capacité de prévention. C’est d’ailleurs dans cette logique que le projet très controversé de surveillance européen INDECT s’inscrit : limiter les enregistrements vidéo pour se fonder uniquement sur des informations pertinentes et des alertes automatisées. Cette technologie permet donc d’opter pour un enregistrement vidéo sélectif et même de s’en passer définitivement.
La VSI avec l’analyse situationnelle pourrait apporter certains bénéfices pour la société, en termes d’efficacité sécuritaire et de coût de déploiement à assumer par le contribuable. La VSI nécessite moins d’opérateurs de vidéo-protection, moins de caméras et moins d’espaces de stockages onéreux. Si on s’en réfère à la définition consensuelle de la « smart city » –interprétation réaliste des évènements, optimisation des ressources techniques, villes plus adaptatives et résilientes –, cette approche de la vidéo-protection permettrait d’intégrer les « Safe Cities » au cœur d’une logique de ville intelligente.
Toutefois, plusieurs risques de dérives et d’erreurs potentielles, comme le déclenchement d’alertes non justifiées, interrogent aujourd’hui sur la mise en place de tels dispositifs.
Crowdsourcing citoyen et approche sécuritaire bottom-up
La deuxième caractéristique d’une « smart and safe city » doit prendre en compte l’humain, le citoyen, l’usager – le principal moteur des villes. En effet, le crowdsourcing de la sécurité est un phénomène qui trouve ses applications dans notre monde hyperconnecté grâce aux technologies dites « ubiquitaires » (smartphone, objets connectés). Les attentats de Boston (2013), les émeutes de Londres (2011), les attentats de Paris (2015), les diverses catastrophes naturelles ont montré que le citoyen n’était pas forcément dépendant du pouvoir régalien, et qu’il pouvait aussi assurer lui-même sa sécurité, ou du moins collaborer avec les secours et forces de l’ordre.
Les réseaux sociaux, Twitter et Facebook, avec sa fonctionnalité « Safety Check », sont les principaux témoins de cette évolution. D’autres applications du même type se sont multipliées comme Qwidam, SpotCrime, HeroPolis, MyKeeper qui ont commencé à se faire une place dans le secteur de la protection. En revanche, ces solutions mobiles peinent encore à émerger en France par crainte de remontée de fausses informations. Ces initiatives offrent pourtant de véritables alternatives et devraient être étudiées, voire encouragées. Sans citoyens responsables la résilience des villes ne pourra pas émerger.
Une étude datant de 2016 nous montre que les citoyens sont enclins à utiliser ces dispositifs d’urgence sur leur smartphone et qu’ils se sentiraient ainsi plus en sécurité.
La « smart city » faisant appel à l’intelligence citoyenne, adaptative et ubiquitaire, nous avons tout intérêt à nous inspirer des modes de gouvernance « bottom-up », où l’information remonte directement du terrain, pour que la « safe city » s’inscrive enfin dans une logique de ville intelligente.
Conclusion
Mettre en place des grands projets de sécurité urbaine sans prendre en compte les problématiques liées à la vidéo-protection et l’intelligence citoyenne revient à gaspiller les ressources humaines et financières du secteur public. C’est pour cette raison que l’utilisation de dispositifs intelligents et la mise en place d’une politique de sécurité urbaine par le citoyen sont garantes d’une politique d’urbanisation raisonnée, une politique de ville intelligente : la « safe and smart city ».
Flavien Bazenet, Enseignant-Chercheur en entrepreneuriat et en innovation à Télécom Ecole de Management, Institut Mines-Télécom (IMT) et Gabriel Périès, Professeur (HDR) au département de langues en sciences humaines à IMT Business School, Institut Mines-Télécom (IMT)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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