Nouvelle-Calédonie : la mine qui questionne la démocratie
Quand un complexe industriel minier a voulu rejeter un polluant dans leur lagon à la fin des années 1990, les habitants du Sud de la Grande Terre en Nouvelle-Calédonie se sont mobilisés. Luttant contre le danger environnemental et culturel, les citoyens ont eu du mal à faire entendre leur voix. Aujourd’hui, presque 20 ans se sont écoulés depuis le début de cette controverse scientifique et sociale qui a bouleversé la région. Les travaux en sociologie menés par Julien Merlin à Mines ParisTech et Mines Nancy nous apprennent comment les habitants ont su rebattre les cartes, et gagner une parole politique audible au fil du temps.
[dropcap]N[/dropcap]ous sommes le 8 juin 2006. La colère défile dans les rues de Nouméa. C’est elle qui anime les 2 500 personnes rassemblées par le comité autochtone Rhéébu Nùù — un collectif citoyen défenseur des intérêts kanaks. Ce jour-là, les manifestants se mobilisent une énième fois pour demander la suspension des travaux d’aménagement du plateau de Goro, au sud de l’île principale, et de la construction du site minier associé. Historiquement, la Nouvelle-Calédonie n’est pourtant pas réticente à l’extraction minière. L’activité y est présente depuis plus d’un siècle. Nouméa abrite d’ailleurs une mine de nickel tenue par la société Le Nickel (SLN) fondée sur l’île en 1880 afin d’exploiter cette ressource minérale locale.
Mais sur le plateau de Goro, le projet est différent. L’exploitation est à la charge d’une autre entreprise, canadienne : Inco. Lorsqu’elle décide de s’installer en 1999, elle propose un projet novateur, en rupture avec les procédés d’extraction et de valorisation du nickel utilisés par les autres complexes miniers calédoniens jusqu’alors. Inco s’intéresse en effet au nickel présent dans les latérites, d’autres roches que les garniérites convoitées par ses concurrents. Seulement, le traitement de ces latérites pour extraire le nickel n’est pas de même nature. Le procédé d’hydrométallurgie nécessaire implique le rejet d’un élément chimique, le manganèse, qu’Inco compte effectuer dans le lagon calédonien. Les habitants proches du plateau de Goro disent « non ». Point de départ d’un long débat social et scientifique, qui reste encore aujourd’hui emblématique d’une mobilisation citoyenne capable de créer de nouvelles valeurs.
Sociologue des controverses à Mines Nancy et Mines ParisTech, Julien Merlin s’intéresse tout particulièrement aux conflits sociaux liés à l’exploitation minière. Le projet « Goro-nickel » lancé par Inco constitue son sujet de prédilection — et celui de sa thèse qu’il achèvera à l’automne prochain. Il en présentait une partie lors du séminaire scientifique du Réseau d’excellence Mine & Société, le 16 mai 2017 à Mines ParisTech. En analysant les débats entre citoyens, administration et entreprises, il étudie comment de nouvelles revendications apparaissent et la façon dont les acteurs se structurent. En arrière-plan, c’est une nouvelle façon d’organiser la vie démocratique à l’échelle locale qui se joue. Comment ces controverses permettent-elles de créer une identité à laquelle s’attachent des citoyens ? Quels liens entre acteurs de la société civile se créent pour faire valoir une expertise citoyenne, et comment celle-ci est-elle reconnue ?
Pour le jeune chercheur, le cas Goro-nickel est emblématique de ces questions. Lorsque les premières voix de contestation du projet se font entendre en 2002, elles sont dissonantes. D’un côté, les tribus kanakes portent des revendications d’ordre économique. « La communauté autochtone demandait que tout le secteur de la sous-traitance lié à l’usine, comme les opérations de terrassement ou la restauration du personnel, soit donné à des entreprises locales kanakes » rapporte Julien Merlin. De l’autre côté, des associations environnementalistes comme Corail vivant luttent pour la préservation du lagon calédonien afin de l’inscrire au patrimoine mondial de l’Unesco. Et un tuyau déversant du manganèse dans l’océan représente un sérieux obstacle à l’obtention de ce label.
L’union fait la force
Difficile de voir un motif de rapprochement entre ces deux arguments de protestation. Pourtant, deux à trois années durant, les associations de défense de l’environnement vont tisser des liens qui n’existaient pas avec les tribus kanakes pour faire émerger une cause commune. « Il faut comprendre que derrière les motivations économiques des autochtones, il y avait une revendication identitaire » raconte le sociologue. « Ce qu’ils demandaient, c’était surtout une prise en compte de leur appartenance au territoire dans un contexte de déséquilibre économique entre la population kanake et celle issue de la colonisation. »
Petit à petit, les mobilisations s’harmonisent. Les deux groupes se rallient sous une bannière qui fait d’une pierre deux coups. La revendication identitaire et économique prend la forme d’une défense du patrimoine culturel et naturel. Le collectif local Rhéébu Nùù mobilise des outils juridiques internationaux, tels que définis par l’ONU, pour la défense des savoirs traditionnels autochtones. En s’appuyant par exemple sur un article de la Convention pour la diversité biologique des Nations unies, les citoyens kanaks revendiquent un droit de regard sur les enjeux d’aménagement de leur territoire au nom de leur statut de population autochtone. Pour eux, l’environnement calédonien fait partie intégrante de leur culture et de leur histoire : ils doivent avoir pouvoir de décision sur ces questions.
« Ce rapprochement entre acteurs, directement issu de la controverse sur le projet Goro-nickel, crée des valeurs et une identité nouvelles » souligne Julien Merlin. « Jusqu’à ce que les deux groupes fassent cause commune, le discours de l’identité autochtone en Nouvelle-Calédonie était essentiellement nationaliste. » La controverse Goro-nickel a ainsi fait émerger une nouvelle forme de discours identitaire, basé sur le patrimoine et le lien avec la nature. Localement, le collectif Rhéébu Nùù a eu une telle influence que dans la commune de Yaté, à proximité du plateau de Goro, le maire Étienne Ouetcho a été élu de 2008 à 2014 sous l’étiquette de ce comité. C’était la première fois depuis 1977 que le parti indépendantiste FLNKS était remplacé à l’administration de la ville — avant de remporter à nouveau les élections municipales en 2014. Le changement est également perceptible sur la question environnementale. Auparavant peu abordée, elle est à présent un élément structurant des débats politiques en Nouvelle-Calédonie. « En parallèle de l’émergence d’une nouvelle identité autochtone, c’est donc aussi une nouvelle identité du territoire qui est apparue, en tant qu’environnement à protéger » pointe le chercheur.
Expertise citoyenne
Si le nouveau discours environnementaliste et identitaire a pu trouver un écho aussi fort localement, c’est parce qu’il a su gagner en légitimité, mettant le projet Goro-nickel en suspens pendant plusieurs années. Durant toute une première étape de la controverse, les associations qui faisaient cause commune n’étaient pas entendues, faute de mécanisme institutionnel en place pour leur donner de la portée. De plus, leur incapacité à fournir une expertise face aux ingénieurs et scientifiques du projet était systématiquement mise en avant.
Comment les citoyens ont-ils pu faire évoluer la situation ? « Face au refus d’entendre leurs arguments, les associations et la population locale sont allées sur le site industriel pour détruire du matériel, bloquer les travaux, et empêcher le chantier de se poursuivre » répond Julien Merlin. Confrontés à l’impossibilité de faire entendre leur voix, les citoyens ont choisi « une situation d’extrême violence » décrit le chercheur. Pour en sortir, les pouvoirs politiques locaux ont décidé de créer un comité d’information, de concertation et de surveillance sur les impacts environnementaux du site de Goro (CICS). Autour de la table : représentants de l’Administration, l’entreprise Inco, et le collectif Rhéébu Nùù. Chacun avec ses analyses et ses spécialistes.
Avec ce dispositif de concertation sur les expertises et contre-expertises, le problème du manganèse a pu être introduit dans les débats. Les revendications techniques ont pu être entendues. Ainsi ont été portés sur le devant de la scène des problèmes tels que la quantité de manganèse rejetée dans le lagon. L’usine prévoyait de déverser dans l’océan 100 milligramme par litre d’eau, alors que la législation métropolitaine française n’autorise qu’une quantité 100 fois inférieure. Les associations ont également fait valoir une expertise locale sur la courantologie du lagon, démontrant une accumulation de manganèse plus forte dans cette configuration que dans le cas du littoral métropolitain.
[padding right= »10% » left= »30% »]« Dans le cas du projet Goro-nickel, les citoyens ont parfaitement montré leur capacité à comprendre les enjeux socio-techniques. »[/padding]
« Ici, la question technique a vraiment fait émerger une question de démocratie au sens micro-local : comment prendre en compte des revendications citoyennes portées à petite échelle ? » observe Julien Merlin. Et de poursuivre sur une critique souvent faite à l’encontre des citoyens engagés dans ce type de lutte : « Il est clair que la mobilisation est bien plus profonde qu’un simple refus instinctif lié à la proximité géographique de l’usine. » Le syndrome « not in my backyard » [pas dans mon jardin], abrégé en « Nimby » dans le jargon de certains scientifiques, atteint ici ses limites lorsqu’il s’agit d’étudier les motivations profondes des autochtones et environnementalistes. « Cette approche voit la mobilisation presque comme pathologique : les gens se mobiliseraient parce qu’ils ne comprendraient pas les problèmes. Mais dans le cas du projet Goro-nickel, les citoyens ont parfaitement montré leur capacité à comprendre les enjeux sociotechniques. »
Les enseignements de Goro-nickel
Le cas néo-calédonien a-t-il permis de changer les processus de concertations à plus large échelle, en influant d’autres projets d’aménagement du territoire ? La question est délicate. D’abord parce que l’administration néo-calédonienne est autonome ; les transferts de pratiques politiques sont donc complexes. Ensuite, les questions sociales et culturelles sont différentes selon les cas. Le projet de forages miniers sur le site de Merléac en Bretagne a récemment fait l’actualité pour avoir été arrêté après mobilisation des citoyens et annonces du gouvernement. Julien Merlin — qui étudie également ce cas — souligne que le projet de Merléac n’a par exemple pas les mêmes implications sur les questions identitaires que le projet Goro-Nickel. Les mécanismes de concertation qui fonctionnent dans une situation ne sont en effet pas assurés d’être efficaces dans une autre.
Quelques initiatives montrent cependant que l’administration française tente de prendre en compte cette nouvelle dimension de la mobilisation à l’échelle nationale. Parmi elles, l’initiative lancée en avril 2015 par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, de l’industrie et du numérique, mérite d’être relevée. En charge des projets miniers de par les missions associées à son ministère, il avait alors lancé l’initiative « Mine responsable » pour que ces sites répondent aux exigences de la nouvelle stratégie nationale pour le développement durable. Néanmoins, la concertation qui devait rassembler les parties prenantes n’a pas réussi à aboutir. « Les associations environnementales ont préféré se désengager du processus » relate le jeune sociologue. « Pour elles, le format même de la concertation n’était pas satisfaisant. Ce qui montre que le problème est lié à la question de la représentation : comment représenter les associations, les experts, les politiques, et les industriels de manière équitable ? » L’administration semble chercher des réponses à cette question. Fin mai, le nouveau ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, annonçait par exemple vouloir une étude indépendante sur le projet de forages de Merléac.
Derrière cette problématique se cachent des enjeux démocratiques et législatifs, quel que soit le lieu de controverse. En avançant des arguments techniques, identitaires et économiques, les associations questionnent ouvertement l’impact des projets. Elles s’interrogent sur les retombées économiques locales, et posent la question de l’intérêt général à reprendre les activités minières en France. En outre, leurs contestations mettent en avant un code minier trop archaïque. Peu modifié durant les précédentes décennies, les quelques transformations de ce code étaient surtout axées sur « l’après-mine » : gestion des anciens sites miniers, modernisation des installations… Les associations contestent alors un calendrier des projets miniers qui fait passer les projets avant la réforme globale du code qui doit être harmonisé avec le code de l’environnement.
Quel avenir pour Goro ?
Du côté de Yaté et du plateau de Goro, que reste-t-il aujourd’hui ? En 2006, l’entreprise brésilienne Vale a racheté le projet d’Inco, et poursuivi les processus de concertation entre les différentes parties prenantes, dont les associations citoyennes. Environnementalistes et autochtones ne font plus cause commune, mais essentiellement pour des raisons procédurales : chacun étant représenté au sein des collèges de concertation. Afin de limiter les rejets en manganèse dans le lagon, Vale a choisi de ne pas terminer le procédé d’hydrométallurgie sur site. L’entreprise se plie ainsi à la législation métropolitaine française en ne rejetant qu’une quantité inférieure au seuil de 1 milligramme par litre d’eau. Pour cela, elle a dû développer un nouveau procédé dans la chaîne de traitement. La mobilisation sociale des habitants se retrouve ainsi inscrite dans l’aspect technique du projet.
L’exploitation a ainsi pu commencer, mais des contestations persistent malgré l’inscription de six sites marins au patrimoine mondial de l’Unesco en 2008. Cette année-là, Vale a subi plusieurs incidents, dont une fuite d’acide majeure dans le lagon du sud de l’île il y a un peu plus de deux ans. Les citoyens et les associations poursuivent donc leur lutte pour augmenter la sécurité industrielle et mieux protéger l’environnement. À présent, les acteurs sont déjà structurés, et les rouages semblent mieux huilés qu’il y a quinze ans, lorsque la mobilisation en était à ses balbutiements. L’expertise citoyenne s’est institutionnalisée. Le CICS perdure, et un dispositif de surveillance de la qualité environnementale du Grand Sud a été installé : l’Œil. Directement créé après la controverse Goro-Nickel, il souhaite s’étendre à toute la province Sud. Mais cette initiative pourrait bien faire émerger de nouvelles controverses. Le collectif local de Goro est-il légitime pour représenter l’ensemble du territoire ? Faut-il intégrer de nouveaux collectifs dans le processus ? Nul doute que les sociologues étudieront cela de près.
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2 questions à Julien Merlin, sociologue des controverses
Julien Merlin effectue sa thèse sur la Nouvelle-Calédonie financée par contrat doctoral au Centre de sociologie de l’innovation, à Mines ParisTech. Il mène en parallèle des travaux de post-doctorat sur le renouveau minier métropolitain financés par le labex Ressources 21 et la région Grand Est, à Mines Nancy et à l’université de Lorraine. Il nous explique en deux questions l’intérêt de ses recherches.
Pourquoi étudier les controverses scientifiques ?
Julien Merlin : Ce qui est intéressant, c’est d’étudier l’aspect producteur des controverses. Elles conduisent à la formulation de nouvelles identités sociales, à la production de nouvelles expertises et savoirs, et rendent visible le caractère politique des sciences et des techniques. Ainsi, il ne s’agit pas d’étudier d’un côté ce qui serait de l’ordre des sciences et de la technique, et de l’autre des identités, des cultures, et des intérêts sociologiques ; mais au contraire d’étudier comment se coproduit l’ensemble de ces éléments.
Qu’apporte la controverse Goro-Nickel à la sociologie ?
JM : Le cas de Goro-Nickel est exemplaire. Une problématique que l’on pourrait réduire à un problème technique — l’impact environnemental du tuyau déversant du manganèse — ou à un problème social — l’identité kanake — s’inscrit dans une dynamique de co-définition. Il est intéressant de constater que cette caractéristique est omniprésente aujourd’hui, et dépasse de loin les projets miniers. Il n’y a pas si longtemps, il n’était pas si évident de dire que les sciences et les techniques posent des questions de démocratie. L’étude des controverses permet de rendre visible cette caractéristique. Il est certain qu’à l’avenir, le rôle que doivent jouer les sciences et techniques au sein des sociétés va de plus en plus être discuté par les acteurs de la société civile.
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