Claude Berrou : des turbocodes au néocortex

,

Claude Berrou est le co-inventeur des turbocodes, un maillon important des transmissions numériques, des communications spatiales au très haut-débit. Chercheur reconnu mondialement, récompensé de nombreuses fois, académicien des sciences, il s’est lancé depuis 2011 un autre défi : appliquer au néocortex et à l’intelligence artificielle ce qu’il a trouvé dans la théorie de l’information.

 

Les turbocodes, une rupture scientifique majeure

Quand paraît en octobre 1996 l’article « Near Optimum Error Correcting Coding and Decoding : Turbo-Codes » dans la revue prestigieuse IEEE Transactions on Communications, la communauté internationale du codage sait depuis trois ans qu’une équipe bretonne inconnue jusqu’alors a révolutionné les transmissions numériques.

Depuis les travaux de l’américain Claude Shannon publiés en 1948, il est admis que dans un canal de communication numérique bruité, si le niveau moyen des perturbations ne dépasse pas un certain seuil et si l’information est codée avec une redondance appropriée, le récepteur peut identifier le message d’origine sans aucune erreur. Mais une limite d’efficacité des codes correcteurs d’erreur existe, que les chercheurs peinent à atteindre pendant des dizaines d’années, finissant par la juger inatteignable.

C’est donc avec scepticisme qu’ils accueillent pendant la conférence ICC’93 (International Communications Conference) l’annonce de Claude Berrou et de son collègue et co-auteur Alain Glavieux d’avoir atteint la limite de Shannon, d’autant plus que cette découverte ne découle pas de nombreuses pages d’équations. Les grands noms du domaine vont vérifier les résultats, et un circuit intégré développé par l’équipe initiale prouvera aux plus indécis que les résultats annoncés peuvent être effectivement mesurés. L’ère des turbocodes est née, des dizaines d’équipes explorent ce nouveau domaine, et plus de quatre cents brevets sont déposés dans le monde à ce jour.

[box type= »shadow » align= » » class= » » width= » »]

Le principe des turbocodes

Il découle d’une idée simple, que chacun a expérimentée en faisant des mots croisés. Un turbocode est composé de deux codes élémentaires qui fourniraient les définitions horizontales et verticales. Pour résoudre la grille, on procède par itération, les « décodages » verticaux venant confirmer ou infirmer les décodages horizontaux, et réciproquement. Les sorties (hypothèses) d’un décodeur viennent alimenter les entrées de l’autre. À la conférence ICC’93, ce principe attire immédiatement l’attention d’un chercheur de la NASA. En effet, le gain obtenu par la méthode nécessite d’émettre moitié moins d’énergie, ce qui permet de diminuer drastiquement la taille des panneaux solaires des sondes lointaines, et fera économiser plusieurs dizaines de millions d’euros à l’époque. Aujourd’hui, 4 à 5 milliards de turbodécodeurs existent, et offrent quotidiennement les très haut-débit du WiMAX, de la 3G et de la 4G. Les turbocodes ont été embarqués dans la sonde spatiale Mars Express lancée en juin 2003. En savoir plus sur les turbocodes[/box]

Si cette découverte a été possible, c’est grâce au parcours de Claude Berrou, qui se définit modestement « moyen en tout », a fait de l’interdisciplinarité son credo et a appliqué à ses recherches sa devise « small is beautiful ». Né à Penmarc’h (Finistère) en 1951, il arrive en 1978 dans le département d’électronique de la toute jeune École Nationale Supérieure des Télécommunications de Bretagne, aujourd’hui Télécom Bretagne, où tous les cours étaient à créer ; il va toucher à la physique des transistors, aux micro-ondes, à l’architecture de circuits, à la métrologie, et de manière générale à l’implémentation d’algorithmes, avant de s’attaquer à la théorie, celle de l’information et du codage. À la tête du laboratoire de conception de circuits intégrés en 1986, il s’intéresse aux techniques de codage dans les télécommunications, sur les conseils d’Alain Glavieux, lui-même spécialiste des communications numériques. Et il se demande rapidement pourquoi on n’utilise pas un principe commun en électronique, celui de contre-réaction, qui consiste à réinjecter en entrée une partie du signal de sortie. Cette approche « naïve », celle d’un regard neuf, sera la bonne.

Cette contribution essentielle à la science est reconnue internationalement par ses pairs, qui l’ont cité pas moins de 13 000 fois dans leurs publications (il est parmi les dix Français les plus cités dans les sciences de l’information). Elle l’est également en France avec son entrée à l’Académie des Sciences en 2007, où il appartient à deux sections, mécanique-informatique et intersection des applications des sciences. Il souhaite d’ailleurs y contribuer à la création d’une section « sciences de l’information », actuellement sous-représentées et pourtant « domaine clé ».

Les honneurs et les prix ont jalonné son parcours : en 2003, Claude Berrou et Alain Glavieux (décédé en 2004) reçoivent la médaille Hamming de l’Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE). Récipiendaire du prix Marconi ([1]) en 2005, succédant ainsi aux créateurs de Google en 2004, et à l’inventeur du web en 2002, il est nominé inventeur européen de l’année en 2006. Il participe à la création de l’entreprise Turboconcept, et dépose plusieurs brevets sur ces nouveaux procédés de codage et de décodage, et les extensions du « principe turbo » à différentes fonctions d’un système de télécommunications.

 

L’intelligence artificielle, la nouvelle frontière

Claude Berrou s’est lancé un nouveau défi, dans le domaine des neurosciences. Comme pour la théorie de l’information dans les années 90, la connaissance du cerveau reste encore un domaine réservé dans un monde cloisonné, celui de la neurobiologie. Le chercheur s’y attaque par l’angle de la théorie de l’information et veut comprendre le cerveau à la façon d’un décodeur distribué. « L’innovation aujourd’hui se situe aux interfaces » explique le chercheur. Et le décloisonnement des sciences est toujours d’actualité.

Il s’est aperçu en 2007 que le néocortex, ce « milieu de propagation qui permet à des processus biologiques de passer d’îlots de connaissances à d’autres », possède une structure très proche de celle des décodeurs modernes. Les analogies comme les antinomies qu’on y remarque seront utiles tant aux neurosciences qu’aux disciplines des STIC ([2]) Le professeur se plonge alors dans l’étude des neurosciences : « Un deuxième déclic se produit : l’information mentale est durable et robuste, et compte tenu des agressions constamment subies par le cerveau, elle doit être redondante. » Et Claude Berrou est un expert de la redondance.

Avec Vincent Gripon, un thésard qu’il qualifie de brillant, le chercheur trouve en quelques mois des codes de représentation et de mémorisation de l’information qui peuvent expliquer pourquoi l’information mentale est robuste et durable, ouvrant des perspectives prometteuses en intelligence artificielle bio-inspirée. « C’est plus fort que les turbocodes » s’enthousiasme-t-il. En effet, ces codes sont portés par n’importe quel graphe, et cette découverte pourrait bientôt révolutionner la recherche en réseau de neurones artificiels.

Deux brevets sont déposés, des publications sont faites : le projet Neucod (pour Neural coding) voit le jour. Présenté au Conseil européen de la recherche, il reçoit en 2011 une subvention de 1,9 M €. Sur 290 dossiers retenus parmi 2 287 déposés, seulement 31 l’ont été en France contre 68 au Royaume-Uni. « Enfin, notre approche est légitimée », se réjouit le chercheur, qui va pouvoir embaucher, à plein-temps, pendant cinq ans, une demi-douzaine de permanents qui s’ajouteront aux enseignants-chercheurs de l’équipe.

« L’objectif est de produire des machines pensantes, capables d’apprendre des millions d’informations, de les croiser et d’en produire de nouvelles », explique Claude Berrou. Ce néocortex artificiel, appelé « cogniteur », évoluera d’un stade « bébé » à celui de véritable « auxilliaire intellectuel », en glanant des informations sur Internet auxquelles les chercheurs apporteront du sens. Très imprégné des thèses de la singularité technologique, il pense qu’« avant 2050, nous aurons des machines plus intelligentes que l’homme ».

« Ces travaux pourraient déboucher sur des collaborations pérennes avec de nombreux industriels » ajoute l’inventeur. Alors que commencent les collaborations avec d’autres équipes de recherche, l’histoire des turbocodes pourrait bien se répéter et Claude Berrou être à l’origine de nouvelles ruptures scientifiques en intelligence artificielle.

[box type= »info » align= » » class= » » width= » »]

Infatigable passeur de connaissances, Claude Berrou publie en septembre 2012 aux éditions Odile Jacob Sciences, un ouvrage de vulgarisation sur son nouveau champ de recherche, co-écrit avec Vincent Gripon : Petite mathématique du cerveau. Une théorie de l’information mentale. [/box]

 

[1] Le Prix Marconi est attribué à des chercheurs, des ingénieurs, des inventeurs ou des entrepreneurs, pour leur contribution aux sciences de l’information et de la communication et leur détermination à faire de leur recherche un élément de développement social, économique et culturel.

[2] Sciences et Technologies de l’Information et de la Communication.

Retrouvez ici tous les articles de la série « Carnets de labos »

 

 

 

1 réponse

Trackbacks (rétroliens) & Pingbacks

  1. […] Claude Berrou : des turbocodes au néocortex […]

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *