L’aviation est l’un des secteurs les plus difficiles à décarboner. Les avions de ligne actuels reposent sur des constructions éprouvées mais énergivores, propulsées par des moteurs thermiques dépendants des carburants fossiles. Alors que la réduction de l’empreinte carbone du transport aérien devient une priorité, plusieurs pistes technologiques sont explorées : hydrogène, carburants synthétiques, ou encore propulsion électrique.
C’est dans cette dernière voie que s’inscrit le laboratoire commun DISC-AER, fruit d’une collaboration entre Mines Saint-Étienne et la start-up EENUEE, spécialisée dans le développement d’avions régionaux à propulsion électrique. Son objectif est de développer des solutions techniques avancées pour une aviation plus sobre en énergie, en s’appuyant notamment sur des matériaux composites de dernière génération.
Une alternative rapide et sobre pour la mobilité inter-régionale
L’un des principaux défis de l’aviation électrique réside dans la capacité des batteries à stocker suffisamment d’énergie pour alimenter un vol sur de longues distances. Sur des trajets plus courts, et pour des designs aérodynamiques de rupture où les besoins énergétiques sont moindres, cette technologie devient toutefois une alternative viable et compétitive. C’est sur ce segment de marché que se positionne la start-up EENUEE qui développe une nouvelle génération d’avions régionaux à propulsion électrique. Son ambition : offrir d’ici 2031 un modèle de 19 places conçu pour optimiser l’autonomie sur des trajets de 500 km.
L’objectif de cet avion, baptisé GEN-ee, est de mailler efficacement le territoire en s’appuyant sur le réseau des aérodromes de proximité, souvent sous-exploités. Grâce à sa capacité à effectuer des décollages et atterrissages courts, il pourrait opérer sur ces infrastructures, dont les pistes de 600 m de long en moyenne sont bien inférieures aux 1,5 à 2 km requis pour un Airbus A320. Cette perspective ouvre la voie à une mobilité aérienne plus flexible et écologique, notamment pour les trajets transversaux souvent longs et contraints par les infrastructures existantes. Autrement dit : « un service aérien collectif, permettant par exemple de relier Saint-Étienne à Bordeaux ou Nice à Grenoble en seulement 1h30, contre 7 heures en train », illustre Sylvain Drapier, professeur à Mines Saint-Étienne et directeur du LabCom DISC-AER.
Le recours aux plans d’eau offrant une solution d’atterrissage en cas de terrains accidentés, un modèle intégrant des hydrofoils – des ailes profilées permettant un atterrissage sur l’eau – est également à l’étude. Le fondateur d’EENUEE, déjà à l’origine d’un petit avion biplace capable d’atterrir sur l’eau, la neige et les sols durs, met cette expertise au service du projet.
Une conception aérodynamique au service de la performance
Une des clés de réussite de ce projet est l’architecture novatrice du GEN-ee: un fuselage Blended Wing Body (BWB) ou fuselage porteur. Contrairement à une conception traditionnelle en « tube et ailes », le BWB présente une structure lenticulaire (en forme de lentille) d’un seul bloc, qui intègre à la fois le fuselage – la structure centrale – et la voilure – les ailes. Le fuselage participe ainsi activement à la portance, pour environ 50%, ce qui améliore l’efficacité aérodynamique et énergétique. « Par rapport à un avion régional conventionnel, cette architecture permet de réduire la consommation d’énergie de 40 à 50 % et, alliée à la propulsion électrique, de baisser les émissions de CO2 d’au moins 90% », évalue Sylvain Drapier.
Si cette forme BWB est rarement utilisée dans l’aviation commerciale, c’est principalement parce que le fuselage tubulaire est plus simple à pressuriser. En effet, un avion classique doit non seulement répondre aux contraintes aérodynamiques, mais aussi supporter la résistance due à la pressurisation interne, ce qui impose une forme cylindrique optimisée pour cet usage. Or, pour un appareil courte-distance évoluant à basse altitude (entre 1 000 et 3 000 mètres), la pressurisation n’est tout simplement pas nécessaire. En s’affranchissant de cette exigence, il devient donc possible d’adopter des formes aérodynamiques plus optimisées, réduisant la traînée et améliorant l’efficacité énergétique.
La suppression du système de pressurisation, ainsi que des commandes assistées, ou encore de nombreuses pièces mobiles, comme les volets, les ailerons et l’empennage arrière (le gouvernail), contribue en outre à la légèreté de l’appareil et à sa faible consommation énergétique. Cette approche épurée est complétée par une motorisation basée, en l’état des connaissances actuelles, sur des batteries lithium-ion comparables à celles des véhicules SUV électriques. « Deux packs de batteries suffisent pour propulser les 250 m² de surface mouillée [exposée à l’air] du GEN-ee sur 500 km », ajoute Sylvain Drapier. L’essentiel de la puissance électrique est mobilisé lors du décollage, tandis qu’en vol, grâce à la finesse du BWB comparable à celle d’un planeur, seuls 20 % de cette puissance sont requis pour maintenir l’appareil en l’air.
Composites thermoplastiques : des matériaux ad hoc
Tandis qu’EENUEE se charge de la propulsion et des systèmes embarqués, Mines Saint-Étienne co-pilote et accompagne EENUEE dans la conception et l’optimisation du fuselage « pour qu’il tienne et vole », résume Sylvain Drapier. Le chercheur, spécialiste de la mécanique des matériaux composites, et son équipe possèdent déjà une maîtrise avancée des procédés de fabrication de structures hautes performances. Leur défi réside surtout dans l’optimisation et le dimensionnement du fuselage pour garantir sa résistance aux efforts mécaniques, tout en conservant une efficacité énergétique maximale.
Pour y parvenir, DISC-AER mise sur l’utilisation de polymères thermoplastiques, comme la résine Elium® développée par Arkema, qui se distinguent par leur résistance mécanique et leur recyclabilité. À la différence des polymères thermodurcissables, qui nécessitent une cuisson à haute température et sous pression, les thermoplastiques peuvent être transformés à température ambiante ou sous étuve à 100 °C, réduisant ainsi les coûts et la consommation énergétique de la mise en œuvre. Contrairement également aux thermodurcissables, qui se dégradent sous l’effet de la chaleur, les thermoplastiques conservent des liaisons chimiques en partie réversibles, facilitant la dissociation des fibres et de la résine par élévation de la température.
Ces propriétés permettent d’envisager des techniques d’assemblage intéressantes, comme le soudage autogène, c’est-à-dire sans apport de matière. Par exemple, en faisant fondre la résine, qui assure la liaison en se resolidifiant, on éviterait le recours à des assemblages intrusifs comme le rivetage, et on améliorerait l’intégration des différents modules. Ces propriétés offrent aussi des perspectives en matière de maintenance. « Nous réfléchissons à la possibilité de désassembler certaines pièces en réchauffant localement la structure, ce qui simplifierait les réparations », précise le chercheur. Enfin, en favorisant une récupération partielle des fibres, ces polymères ouvrent la voie à une aviation plus circulaire, où les fibres usagées seraient recyclées, voire même réutilisées pour de nouveaux appareils.
Du concept aux premiers démonstrateurs industriels
Bien sûr, il reste encore du chemin à parcourir avant d’arriver à un modèle opérationnel, et plusieurs phases de tests seront nécessaires. « EENUEE a commencé avec des preuves de concept à l’échelle 1/7, et en développe actuellement à l’échelle 1/4, avant de tester un démonstrateur à l’échelle 1 d’ici 2029 », projette Sylvain Drapier. Cette montée en échelle permettra de valider les performances des matériaux, la stabilité de la structure et l’efficacité énergétique globale de l’appareil.
Pour le moment, les équipes de Mines Saint-Étienne expérimentent les propriétés de la résine d’Arkema à température ambiante, afin d’évaluer son comportement dans les procédés mis en œuvre tels que l’infusion de résine liquide. L’intégration d’un bilan énergétique de l’ensemble de la chaîne de production – exploitation – fin de vie est également à l’étude. « Nous n’avons pas encore de vision exhaustive de la question, mais nous imaginons qu’entre la propulsion électrique, le faible coût énergétique de mise en œuvre, et l’utilisation de matériaux et structures réparables et recyclables, le bilan carbone final sera très favorable », ajoute le chercheur. DISC-AER contribuerait ainsi à poser les bases d’une nouvelle génération d’avions régionaux à faible impact carbone.