En effet, la United States Nuclear Regulatory Commission (NRC) adopte, depuis les années 1980, un système basé sur la recherche de performance et d’efficacité à l’aide d’approches quantitatives (objectifs quantifiés, analyse coût-bénéfice, études probabilistes, doses reçues par les travailleurs ou la population…). Ces approches prennent une place croissante dans le processus de décision autour de la question « How safe is safe enough ? »
Du fait de leur différence, le modèle dialogique français est surnommé ironiquement « french cooking » par les Anglo-Saxons pour appuyer sur le fait que tous les aspects liés à la sûreté se règlent entre spécialistes. Le « French cooking », qui a été mis en avant comme un facteur de réussite de la réalisation du programme nucléaire, est aujourd’hui régulièrement critiqué pour son absence de prise en considération explicite d’objectifs quantifiés (et des coûts associés) et une tendance à « toujours plus de sûreté ».
Si le modèle dialogique a perduré, c’est qu’il a aussi été un moteur de changements. C’est par ce mode de fonctionnement que la sûreté en France s’est adaptée. D’abord à l’évolution du parc nucléaire, mais aussi aux progrès des connaissances scientifiques et techniques, au retour d’expérience des incidents/accidents, à l’internationalisation des standards de sûreté ainsi qu’à la nécessité croissante de transparence et d’implication du public.
Sur ce dernier point, depuis plusieurs années, l’ASN et l’IRSN ont tenté d’exporter, non sans difficulté, un modèle de « dialogue technique » vers la société. Des associations comme les commissions locales d’information (CLI) présentent autour des sites nucléaires, jouent un rôle important pour entretenir et alimenter ce processus.
Quelle place pour le modèle dialogique dans la future ASNR ?
La possible naissance d’un nouvel organisme issu de la fusion de l’IRSN et de l’ASN met à l’épreuve le fonctionnement historique de la gouvernance des risques nucléaires. Néanmoins, le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de juillet 2023, consacré à la reforme de la gouvernance des risques nucléaires, préconise de ne pas abandonner le « dialogue technique » à la française, « garant de la fluidité et de la qualité des contrôles [et que] notre pays aurait tort de céder à la tentation de l’autodénigrement de ses propres méthodes de travail ».
Se pose alors la question de la possibilité de faire perdurer un modèle dialogique « à deux » entre les industriels et la future ASNR.
Certains travaux ont en effet montré que le dialogue à trois est un puissant garde-fou face aux risques d’excès de zèle du binôme ASN/IRSN ou, à l’inverse, de sa « capture » par les intérêts de l’industriel : « La nette séparation en trois entités autonomes entretenant des rapports de confrontation et de coalitions instables, mais reliées par des objectifs communs (sûreté et préservation du cadre leur permettant d’exister), est apparue comme de nature à favoriser de nombreuses négociations, mais aussi d’en réguler les excès éventuels ou le risque de capture ».
Pour se prémunir de ce type de dérives, le projet de loi préconise de conserver une forme de séparation entre expertise et décision avec, d’un côté, le corps d’experts/chercheurs de l’IRSN et les chargés d’affaires de l’ASN et, de l’autre, un collège décisionnaire, qui existe déjà au sein de l’ASN.
Toutefois, cette garantie semble oublier que seules les décisions stratégiques sont prises par le collège à l’heure actuelle tandis que les décisions du « quotidien », qui constituent le plus grand nombre, se règlent par consensus ou compromis à différentes étapes d’un dialogue pas que technique.
La spécificité du modèle dialogique français est donc un argument à double tranchant.
- D’un côté, il est mobilisé par certains promoteurs de la réforme en raison de la proximité entre acteurs et d’une forme de porosité entre expertise et décision : s’il n’existe pas de séparation nette, on est en droit de se demander l’intérêt de conserver deux organismes distincts.
- De l’autre, le dialogue à trois a été jugé efficace pour développer le parc nucléaire dans les années 1970-1980 et est aujourd’hui reconnu, tant au plan national qu’international. Il permet notamment d’éviter certaines dérives : excès de zèle ou capture du pouvoir.
Dans tous les cas, le projet de réforme touche au fondement du fonctionnement du modèle dialogique qui a fait la force et la stabilité du système de gouvernance des risques nucléaires français. Reste à voir si ce nouveau modèle sera aussi efficace que le précédent pour assurer tant la sûreté que la réussite industrielle dans le contexte de développement d’un nouveau parc nucléaire et de prolongation de la durée de vie des centrales existantes.
Michaël Mangeon, Chercheur associé EVS-RIVES ENTPE, enseignant vacataire, consultant, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Mathias Roger, Chercheur en histoire et sociologie des sciences et des techniques, IMT Atlantique – Institut Mines-Télécom
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.