« Il y a plus de quinze ans, j’ai mené des travaux autour de l’émergence du green IT », se remémore François Deltour, chercheur en management des systèmes d’information à IMT Atlantique. « À l’époque, nous avions constaté que le numérique vert était un concept versatile, qui ne revêtait pas le même sens pour tout le monde. » Et aujourd’hui ? Pas beaucoup mieux. Au gré des avancées technologiques constantes, le numérique est toujours présenté comme une solution, et ses impacts négatifs, en particulier son bagage environnemental, sont encore peu considérés.
De son côté, Virginie Lethiais, chercheuse en économie à IMT Atlantique, s’est penchée sur l’impact du numérique dans le cadre de l’enseignement, en tant que responsable d’une formation d’ingénieur alliant transformation numérique et transition environnementale et sociétale. « Il y a encore quelques années, nous n’instruisions rien sur le sujet. J’ai donc commencé à l’étudier pour l’intégrer dans mon programme et, peu à peu, l’objet de pédagogie est devenu objet de recherche. »
Les deux experts, qui collaboraient déjà depuis de nombreuses années autour du lien entre innovation et numérique, ont naturellement convergé vers le numérique éco-responsable. Depuis deux ans, ils s’attachent ainsi à évaluer les efforts des entreprises pour être plus sobres dans leurs pratiques numériques.
Un observatoire dédié aux pratiques numériques en Bretagne
Pour ces recherches, le duo s’appuie sur des méthodes qualitatives – des entretiens approfondis – et quantitatives – en l’occurrence, les résultats de l’observatoire OMNI du groupement de recherche MARSOUIN [voir encadré plus bas]. Plus précisément, l’enquête OMNI mobilisée a pour objectif de faire un état des lieux des équipements et usages numériques des établissements localisés en Bretagne.
Elle est adressée à tous les établissements enregistrés à la Chambre de commerce et d’industrie de la région Bretagne, soit près de 11 500 sites. Les établissements se distinguent des entreprises car ce sont des unités de production individualisées, dont plusieurs peuvent dépendre de la même entreprise. L’établissement constitue, selon l’INSEE, le niveau le mieux adapté à une approche géographique de l’économie, et une population plus stable dans le temps. En 2023, les résultats s’appuient sur le recueil d’informations auprès de presque 1 000 établissements représentatifs, par leur situation géographique, leur activité ou encore leur taille, du tissu économique breton.
Renouvelée tous les deux à trois ans, l’enquête OMNI permet de constituer une base de données importante et de suivre l’évolution des pratiques numériques au fil du temps. Elle est en outre enrichie ponctuellement de problématiques de recherche précises. « Nous avons ainsi eu l’opportunité d’intégrer aux enquêtes de 2021 et 2023 un volet de questions sur les pratiques numériques éco-responsables des établissements, ainsi que sur le niveau de connaissances des interviewés sur les impacts environnementaux du numérique », corrobore François Deltour. « Ce faisant, nous avons pu affiner notre compréhension des pratiques des entreprises, notamment sur la manière dont elles intègrent les enjeux environnementaux dans leur stratégie numérique », complète Virginie Lethiais.
Des pratiques éco-responsables plus ou moins engageantes
À partir des données collectées, François Deltour et Virginie Lethiais ont établi une typologie des entreprises interrogées, s’appuyant particulièrement sur les fréquences de mise en Å“uvre de six pratiques numériques éco-responsables. Les établissements ont ainsi été classés en trois groupes : les « non-sobres », qui n’adoptent aucune de ces pratiques, les « engagés », qui en appliquent quelques-unes et constituent le plus gros groupe, et les « très engagés », qui se distinguent par une mise en Å“uvre plus systématique de ces pratiques.
La plus courante de ces pratiques éco-responsables est l’optimisation de la mise en veille ou l’extinction des appareils électroniques, adoptée par 77 % des établissements. Viennent ensuite la limitation de la fréquence de renouvellement du matériel – 69 % des répondants, la réduction du volume de données stockées, ainsi que la diffusion de guides de bonnes pratiques. « Entre 2021 et 2023, nous observons une hausse significative de certaines de ces pratiques, qui s’explique en partie par la crise énergétique consécutive à l’invasion de l’Ukraine », développe François Deltour. Ces contraintes ont effectivement poussé les entreprises à adopter des mesures qui, bien qu’économiques, contribuent à la réduction de l’empreinte numérique.
Les deux dernières pratiques – l’utilisation de matériel reconditionné et l’achat tenant compte des écolabels – constituent, quant à elles, des marqueurs, distinguant les établissements « très engagés » des établissements « engagés ».
La connaissance des impacts numériques : un levier d’engagement pour les entreprises
Ces trois groupes se distinguent peu par les caractéristiques générales des établissements : secteur d’activité, effectif, appartenance à un groupe, … « En revanche, nous avons constaté que le niveau de connaissance des personnes interrogées sur les impacts du numérique influence leurs actions, même si la corrélation n’est pas parfaite », souligne Virginie Lethiais. Les répondants – qui pouvaient être plusieurs, de la direction aux services informatique ou RH – étaient effectivement questionnés sur leur niveau  de connaissance de quatre marqueurs : la stratégie nationale bas-carbone, les travaux du Shift Project, la loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique (REEN) et l’institut numérique responsable (INR).
Cette classification montre également que l’adoption de pratiques éco-responsables est liée au niveau de numérisation des entreprises. Les établissements fortement numérisés, avec des scores d’équipements numériques élevés (calculés sur la somme des équipements utilisés comme les listes de diffusion, les logiciels métiers ou encore les systèmes de visioconférences) et des compétences internes en informatique, se retrouvent majoritairement dans les groupes engagés. De même, un lien direct est observé entre l’engagement dans le numérique éco-responsable et le déploiement d’une politique de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), avec une surreprésentation des établissements ayant les scores RSE les plus élevés dans le groupe des « très engagés ».
Diffuser les bonnes pratiques numériques
Le rôle de la communication est crucial dans la diffusion des pratiques éco-responsables. Tous les résultats des enquêtes OMNI sont consultables sur le site de MARSOUIN, et leurs analyses disponibles sous forme de résumés de quatre pages. « Les collectivités et décideurs locaux ne lisent pas les articles académiques, d’où l’importance de ces formats courts qui mettent en avant les principaux enseignements », explique Virginie Lethiais. Ils sont également présentés lors des séminaires MARSOUIN, où académiques et élus discutent ensemble des actions à mettre en place pour améliorer la prise en compte de l’impact environnemental du numérique en Bretagne.
Il est en effet nécessaire de sensibiliser les élus et acteurs locaux pour intégrer les bonnes pratiques numériques dans les politiques publiques. « Les collectivités doivent montrer l’exemple en adoptant elles-mêmes des pratiques numériques responsables, et inciter les entreprises de leurs territoires à en faire de même », conclut François Deltour.
Pour les deux scientifiques, l’étape suivante serait de compléter ce travail quantitatif avec une analyse qualitative plus poussée, afin de mieux comprendre les motivations des entreprises, et d’explorer le rôle de la loi ou encore des entreprises de services numériques (ESN) dans la promotion des pratiques éco-responsables.