La « théorie de l’information » fournit un cadre mathématique pour comprendre comment mesurer et optimiser le transfert d’informations. Quoique développée par Claude Shannon en 1948, elle pose les jalons de nombreux travaux actuels dans de multiples domaines comme les communications numériques, la compression de données, la cryptographie, ou encore l’apprentissage. « Les champs d’application sont très vastes, donc on peut naviguer dans le sujet, on ne s’ennuie pas ! », confirme avec enthousiasme Michèle Wigger.
Dès sa thèse, la chercheuse de Télécom Paris fait de la théorie de l’information son sujet de prédilection. Après une thèse de master et une thèse de doctorat saluées à l’ETH de Zurich – toutes deux récompensées par une médaille de l’ETH – elle poursuit un post-doctorat à l’université de Californie à San Diego, et rejoint fin 2009 le département Communications et électronique de Télécom Paris.
Une grande partie de ses travaux portent sur les télécommunications, un secteur qui a énormément évolué depuis quelques décennies. « Aujourd’hui les ‘télécom’ vont au-delà de la simple transmission de données d’un point à l’autre. Elles servent des buts très précis et variés, et pour en augmenter l’efficacité, elles doivent être adaptées à ces buts. La coordination entre des véhicules autonomes pour qu’ils n’aient pas d’accident en est un exemple typique. C’est pourquoi on parle désormais de ‘task-oriented’ ou ‘goal-oriented communication’ », contextualise la chercheuse. « Cette évolution permanente des télécommunications est vraiment un moteur pour moi et pour les projets que je mène »
Tendre vers l’optimum
En 2017, le projet « Context- and Task-Oriented Communications » porté par Michèle Wigger bénéficie d’une bourse d’excellence européenne (ERC Starting Grant). Le projet, sur cinq ans, consiste à établir les limites fondamentales de différents scénarios de communication, par exemple sur les réseaux avec caches : des mémoires de stockage côté utilisateur. Le principe est de modéliser mathématiquement un système et d’établir ses limites, en démontrant à la fois qu’elles sont atteignables, et qu’elles ne peuvent pas être dépassées. Cela peut être le débit le plus élevé, le réseau de compression le plus grand, ou encore la probabilité d’erreur de détection la plus faible.
Au cours de ce projet, la chercheuse et son équipe se concentrent notamment sur les schémas de codage pour diverses applications. Ils conçoivent et mettent donc en pratique de nouveaux schémas, capables d’envoyer plus d’information que des codes de communication traditionnels. Leur efficacité est vérifiée par leur implémentation dans une plateforme de démonstration. Pour certains systèmes, l’équipe prouve aussi théoriquement, par des méthodes mathématiques, la structure du code optimal et le débit associé. « En identifiant le débit optimal, nous cherchons à voir à quel point les codes améliorés que nous avons développés s’en rapprochent », argumente la chercheuse.
L’équipe du projet travaille également sur les réseaux de calcul distribué, des systèmes dans lesquels les données sont distribuées entre plusieurs ordinateurs connectés, permettant d’exécuter un calcul plus efficacement. Or ces calculs distribués sont soumis à des contraintes rigoureuses en matière de puissance et d’énergie : les ordinateurs doivent pouvoir communiquer entre eux de manière peu énergivore. Les scientifiques de Télécom Paris se penchent donc sur les limites relatives aux différents scénarios de communication de ces systèmes.
Démontrer l’infranchissable
Si Michèle Wigger s’efforce de pousser ses recherches mathématiques et théoriques vers des systèmes pratiques, elle ne cache pas sa préférence. « Pour le premier projet, nous sommes allés assez loin dans l’implémentation, mais ce qui m’intéresse dans l’étude des limites, c’est vraiment l’aspect fondamental, les théorèmes, les techniques de preuve… Pour cela, un papier et un crayon suffisent », précise-t-elle en souriant.
Fin 2023, elle revient donc à ses amours théoriques et reçoit une seconde bourse européenne (ERC Consolidator Grant) pour explorer les limites fondamentales des systèmes de détection (Fundamental Limits of Sensing Systems). Le projet – également sur cinq ans, à dater de juin 2024 – va se concentrer essentiellement sur les techniques de preuve mathématiques pour démontrer qu’il n’est pas possible de dépasser les limites d’un système. Un défi théorique puisque, comme le développe la chercheuse, « à l’analyse d’un système, il est plus simple de montrer qu’on peut atteindre une valeur spécifique – par exemple, un meilleur débit – que de montrer qu’on ne peut pas aller au-delà d’une certaine valeur. C’est beaucoup plus abstrait. »
Ces recherches théoriques s’inscrivent tout de même dans le cadre pratique de la détection et la communication intégrées – plus connu sous l’acronyme ISAC (Integrated sensing and communication) – et un objectif d’application aux capteurs automobiles et aux robots industriels. Une technique de preuve relativement nouvelle, appelée « change of measure converse », sera particulièrement explorée par la chercheuse et sa future équipe, car adaptée à l’analyse de ces systèmes.